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Penser l’unité nationale à la lumière de Fratelli tutti

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Bruno Valentin - publié le 26/10/20
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« Liberté, égalité, fraternité… et après ? », demande l’évêque auxiliaire du diocèse où a eu lieu l’attentat de Conflans-Ste-Honorine. Pour Mgr Bruno Valentin, les notions indissociables de fraternité et « d’amitié sociale » désignent sous la plume du Pape ce qui est en jeu, actuellement, en France : la possibilité même et les raisons de former un pays uni.L’assassinat de Samuel Paty, sur le seuil de son collège de Conflans-Sainte-Honorine, a replongé notre pays dans la réalité de la violence islamiste. Dans les jours qui ont suivi, la liturgie républicaine qui accompagne la sidération, la colère et l’effroi s’est déployée avec sa pompe désormais tristement familière : marches blanches, minutes de silence, hommage de la nation… les rites s’enchaînent invariablement. Ils sont nécessaires. Ils ne sont pas suffisants. Plus encore que les fois précédentes, de nombreuses voix se sont élevées pour dire que les bougies ne suffisent pas à éteindre l’incendie de la haine, et que les chaînes humaines sont impuissantes à raccommoder les déchirures de notre tissu social. Car les premiers éléments connus de l’enquête l’attestent : s’il ne suffisait plus, depuis plusieurs années déjà, de considérer la menace comme venant d’organisations internationales lointaines ou de combattants venus tout exprès de l’étrangers, la thèse du loup solitaire égaré sur le territoire national n’est plus non plus suffisante. 


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Il nous faut voir en face tout ce que l’islamisme doit à des ressorts de violence intimement insérés dans notre société elle-même. Le geste du terroriste de Conflans est comme l’embrasement localisé de vapeurs de haines largement diffuses dans l’atmosphère de notre pays. Alors il nous faut agir. La fermeté des pouvoirs publics et de la justice est un préalable. L’engagement des défenseurs de la liberté de pensée est une nécessité. Sans perdre de vue que la meilleure défense de la liberté de penser, c’est encore de penser : penser les causes de ce qui nous arrive ; penser les maux que ces actes révèlent ; penser les moyens de guérir une société profondément blessée.

Rebâtir « l’amitié sociale »

Aider à penser : telle est l’ambition de la dernière encyclique Fratelli tutti, récemment publiée par le pape François. « Je livre cette encyclique sociale comme une modeste contribution à la réflexion pour que, face aux manières diverses et actuelles d’éliminer ou d’ignorer les autres, nous soyons capables de réagir par un nouveau rêve de fraternité et d’amitié sociale qui ne se cantonne pas aux mots » (n. 6). 

Le défi que nous devons relever est l’objet même de ce texte, consacré « à la fraternité et à l’amitié sociale ». Dans ce binôme qui structure la pensée du Pape, la fraternité désigne le principe de solidarité universelle qui fait tous les êtres humains solidaires, du seul fait d’être humain, d’un bout à l’autre de la planète. L’amitié sociale exprime quant à elle tout ce qui nous lie ensemble en un lieu, et dans une communauté déterminée. « La fraternité universelle et l’amitié sociale constituent partout deux pôles inséparables et coessentiels. Les séparer entraîne une déformation et une polarisation préjudiciables » (n. 142). Sans donc séparer l’une de l’autre, la notion « d’amitié sociale » désigne sous la plume du pape ce qui est en jeu, actuellement, en France : la possibilité même et les raisons de former un pays uni.

Tout est lié, et c’est le drame de notre débat public actuel de ne pas percevoir que tout se délie ensemble, dès lors que la valeur absolue et non négociable de tout être humain n’est plus reconnue et servie.

« Il est quelque chose de fondamental et d’essentiel à reconnaître pour progresser vers l’amitié sociale et la fraternité universelle : réaliser combien vaut un être humain, combien vaut une personne, toujours et en toute circonstance » (n. 106). Toute transgression de ce principe premier fragilise la cohésion nationale. En cela, « tout est lié », selon le principe développé par François dans son encyclique sur l’écologie : tout est lié, depuis la modification de la loi de bioéthique jusqu’à la préparation de celle contre le séparatisme, en passant par les règles encadrant l’immigration ; tout est lié, et c’est le drame de notre débat public actuel de ne pas percevoir que tout se délie ensemble, dès lors que la valeur absolue et non négociable de tout être humain n’est plus reconnue et servie.

La cohésion d’un pays se construit par les plus fragiles

« L’amour de l’autre pour lui-même nous amène à rechercher le meilleur pour sa vie. Ce n’est qu’en cultivant ce genre de relations que nous rendrons possibles une amitié sociale inclusive et une fraternité ouverte à tous » (n. 94). Le Pape a souvent eu l’occasion de dénoncer la culture du déchet qui caractérise nos sociétés occidentales : loin des dynamismes de « premiers de cordées » supposés entraîner tous les autres, et des mythes de « ruissellement » spontanée de la richesse des plus aisés sur les plus défavorisés, la réalité sociale est plutôt celle de l’abandon sur le bord de la route de catégories entières de populations, jugées non rentables ou non performantes. 



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Il ne s’agit aucunement de trouver là une excuse valable à la violence, ni même de soumettre l’unité nationale à un processus de repentance perpétuel. François établit simplement le constat que la cohésion d’un pays se construit à partir des plus fragiles : « La recherche de l’amitié sociale n’implique pas seulement le rapprochement entre groupes sociaux éloignés après une période conflictuelle dans l’histoire, mais aussi la volonté de se retrouver avec les secteurs les plus appauvris et vulnérables » (n. 233). La crise dite des gilets jaunes doit rester une mise en garde face aux conséquences économiques et sociales dramatiques de la crise sanitaire dans laquelle nous sommes : la cohésion nationale ne peut faire l’économie d’une solidarité avec les plus pauvres. « Ce n’est que la proximité avec les pauvres qui fait de nous leurs amis, qui nous permet d’apprécier profondément leurs valeurs actuelles, leurs légitimes désirs et leur manière propre de vivre la foi. L’option pour les pauvres doit nous conduire à l’amitié avec les pauvres » (n. 234).

Défendre nos valeurs et notre identité

À la jonction des débats qui traversent notre pays se trouve également la question de la sauvegarde de notre identité dans le jeu de la mondialisation. Nous peinons le plus souvent à échapper aux oppositions binaires et aux noms d’oiseaux qui vont avec, entre « mondialistes » et « populistes », entre « identitaires » et « multi-culturalistes ». Avec sa vision de l’amitié sociale, le Pape propose au contraire un principe d’articulation entre ces pôles jugés souvent irréconciliables : « L’amour qui s’étend au-delà des frontières a pour fondement ce que nous appelons ‘‘l’amitié sociale’’ dans chaque ville ou dans chaque pays. Lorsqu’elle est authentique, cette amitié sociale au sein d’une communauté est la condition de la possibilité d’une ouverture universelle vraie. Il ne s’agit pas du faux universalisme de celui qui a constamment besoin de voyager parce qu’il ne supporte ni n’aime son propre peuple » (n. 99).


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La réponse aux germes de séparatisme qui travaillent notre pays n’est pas à rechercher du côté d’un plus petit dénominateur commun supposé former le socle du consensus républicain. Elle ne se trouve pas plus dans le fait de ménager les susceptibilités de chaque groupe et communauté constituées. Elle réside dans le droit reconnu à chacun d’être pleinement lui-même en acceptant d’être enrichi de l’autre : « Le sens social le plus noble est aujourd’hui facilement réduit à rien en faveur de liens égoïstes épousant l’apparence de relations intenses. En revanche, l’amour authentique, à même de faire grandir, et les formes les plus nobles d’amitié résident dans des cœurs qui se laissent compléter » (n. 89).

Former des cœurs qui se laissent compléter, c’est tout l’enjeu de l’éducation à la fraternité : « Que se passe-t-il sans une fraternité cultivée consciemment, sans une volonté politique de fraternité, traduite en éducation à la fraternité, au dialogue, à la découverte de la réciprocité et de l’enrichissement mutuel comme valeur ? Ce qui se passe, c’est que la liberté s’affaiblit » (n. 103).

Sortir des réseaux asociaux

« À plusieurs reprises, j’ai proposé un principe indispensable pour construire l’amitié sociale : l’unité est supérieure au conflit. Il ne s’agit pas de viser au syncrétisme ni à l’absorption de l’un dans l’autre, mais de la résolution à un plan supérieur qui conserve, en soi, les précieuses potentialités des polarités en opposition ». Nous le savons parfaitement, « chaque fois que, en tant que personnes et communautés, nous apprenons à viser plus haut que nous-mêmes et que nos intérêts particuliers, la compréhension et l’engagement réciproques se transforment […] en un domaine où les conflits, les tensions et aussi ceux qui auraient pu se considérer comme des adversaires par le passé, peuvent atteindre une unité multiforme qui engendre une nouvelle vie » (n. 245).

Les médias ont une responsabilité éminente dans la fabrication de cette unité par dépassement du conflit. Comment ne pas déplorer que la recherche permanente du clash et du buzz, pour de médiocres objectifs d’audience et de rentabilité, ne les éloignent si souvent de cette mission essentielle ?

Les médias ont une responsabilité éminente dans la fabrication de cette unité par dépassement du conflit. Comment ne pas déplorer que la recherche permanente du clash et du buzz, pour de médiocres objectifs d’audience et de rentabilité, ne les éloignent si souvent de cette mission essentielle ? Le foyer principal de la question se trouve évidemment sur les réseaux qui n’ont souvent de sociaux que le nom, comme le relève le Pape : « Les relations virtuelles, qui dispensent de l’effort de cultiver une amitié, une réciprocité stable ou même un consensus se renforçant à la faveur du temps, ne sont sociales qu’en apparence. Elles ne construisent pas vraiment un ‘‘nous’’ mais d’ordinaire dissimulent et amplifient le même individualisme qui se manifeste dans la xénophobie et le mépris des faibles. La connexion numérique ne suffit pas pour construire des ponts, elle ne suffit pas pour unir l’humanité » (n. 43).


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Ces réseaux ont joué un rôle de premier plan dans l’assassinat de Samuel Paty, à travers des mécanismes d’amplification de la haine qui sont d’une absolue banalité. Le défi réglementaire et éducatif est ici majeur.

Un défi politique

Le Pape situe le défi de l’amitié sociale principalement sur le plan politique, sous peine d’en rester aux utopies et aux vœux pieux : « Reconnaître chaque être humain comme un frère ou une sœur et chercher une amitié sociale qui intègre tout le monde ne sont pas de simples utopies. Cela exige la décision et la capacité de trouver les voies efficaces qui les rendent réellement possibles. Tout engagement dans ce sens devient un exercice suprême de la charité. En effet, un individu peut aider une personne dans le besoin, mais lorsqu’il s’associe à d’autres pour créer des processus sociaux de fraternité et de justice pour tous, il entre dans le champ de la plus grande charité, la charité politique » (n. 165). 


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Alors que le terrain politique est regardé avec une désillusion et une distance que mesurent les taux d’abstention croissants à chaque élection, François appelle au contraire avec force à le réinvestir, car c’est là d’abord que se joue la cohésion d’un pays : « Il s’agit de progresser vers un ordre social et politique dont l’âme sera la charité sociale » (n. 180). La responsabilité éminente des responsables politiques est de prendre à bras le corps le défi de l’amitié sociale, loin de tout clientélisme ou de tout accommodement avec les forces de division. Le pape se risque même à développer longuement, sur un chapitre entier, ce qui pourrait constituer les critères d’une bonne politique en la matière : « Une meilleure politique, mise au service du vrai bien commun, est nécessaire pour permettre le développement d’une communauté mondiale, capable de réaliser la fraternité à partir des peuples et des nations qui vivent l’amitié sociale » (n. 154).

Et la laïcité alors ?

Un lecteur français de Fratelli tutti ne pourra que remarquer l’absence dans la réflexion du pape François d’un paramètre pourtant incontournable chez nous du débat sur la cohésion nationale : la laïcité ! Le mot lui-même n’apparaît pas une seule fois dans toute l’encyclique, alors même que le Pape consacre tout de même trois paragraphes à articuler les termes de la devise de notre république : « Liberté, égalité, fraternité. » Certaines voix politique font aujourd’hui de la laïcité le cœur, voire le tout, de ce qui est en jeu pour renforcer l’unité nationale. Je ne le crois pas, pas plus que je ne crois que la liberté de caricaturer soit le tout de la liberté de penser. Depuis plus d’un siècle qu’elle organise le rapport entre l’État et les religions dans notre pays, la laïcité est un outil juridique qui, non sans douleur, a fait la preuve de son efficacité au service de la paix sociale. Depuis Émile Combes et Aristide Briand, deux lignes de compréhension de la laïcité n’ont cessé de s’affronter, entre neutralité de la société et neutralité de l’État. 

Sans prendre part à ce débat si français, le Pape souligne la contribution positive que les religions peuvent et doivent apporter à la construction de l’amitié social.

Sans prendre part à ce débat si français, le Pape souligne la contribution positive que les religions peuvent et doivent apporter à la construction de l’amitié sociale : « Les différentes religions, par leur valorisation de chaque personne humaine comme créature appelée à être fils et fille de Dieu, offrent une contribution précieuse à la construction de la fraternité et pour la défense de la justice dans la société » (n. 271). « Il est inadmissible que, dans le débat public, seuls les puissants et les hommes ou femmes de science aient droit à la parole. Il doit y avoir de la place pour la réflexion qui procède d’un arrière-plan religieux, recueillant des siècles d’expérience et de sagesse » affirme même François (n. 275). « C’est pour cela que, même si l’Église respecte l’autonomie de la politique, elle ne limite pas pour autant sa mission au domaine du privé. Au contraire, elle ne peut ni ne doit rester à l’écart dans la construction d’un monde meilleur, ni cesser de « réveiller les forces spirituelles qui fécondent toute la vie sociale » (n. 276).

Puissent les catholiques de cette génération prendre tout leur part de responsabilité au service de la cohésion nationale, comme avant eux ceux des générations précédentes qui ont fait la France.



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