Dans sa troisième encyclique, le pape François explore le thème de la fraternité, à la lumière de saint François d’Assise. De la culture du dialogue avec l’islam à l’enseignement traditionnel sur l’amitié politique, il offre une synthèse de la doctrine sociale de l’Église pour notre temps. C’est la troisième lettre encyclique du pape François, après Lumen Fidei (2013) et Laudato si’ (2015), la première dans laquelle il peut vraiment exprimer sa pensée personnelle. En effet, comme il le reconnaît dans Lumen fidei (n. 7), sa lettre sur la foi était largement écrite par Benoît XVI avant sa renonciation (28 février 2013) qui achevait une trilogie sur les vertus théologales après la charité (Deus caritas est, 2009) et l’espérance (Spe salvi, 2005). Ce que l’on sait moins, c’est que Benoît avait aussi préparé une encyclique sur l’écologie et fait rédiger un texte de travail par le Conseil Justice et Paix.
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François y avait imprimé sa marque propre, et déjà son titre tiré du Cantique des Créatures de saint François d’Assise ; mais à l’occasion de son cinquième anniversaire, il a déclaré qu’il s’était converti à l’écologie en devenant pape. On retrouve le Poverello, avec là encore un titre en italien (depuis 1800, c’est la quinzième encyclique dont le titre ne soit pas en latin). Le thème de la fraternité lui permet d’exprimer des préoccupations qui ont toujours été les siennes tout en offrant une synthèse de la Doctrine sociale de l’Église pour les temps qui sont les nôtres.
Un contexte tragique
Quel est ce nouveau contexte ? La mondialisation, marquée cette année par la pandémie du Covid-19 et la crise économique et sociale qu’elle entraîne, avec les illusions d’une fraternité virtuelle sur internet (FT, 42-50). Mais surtout, le spectre d’une “troisième guerre mondiale par morceaux” (FT, 25, 259) qui revient comme une certitude désormais acquise par les états-majors après des années de paix, au moins en Europe, et l’optimisme des décennies précédentes où l’on pensait que le temps des conflits majeurs était révolu : “L’histoire est en train de donner des signes de recul. Des conflits anachroniques considérés comme dépassés s’enflamment” (FT, 11). La fraternité à laquelle le Pape nous appelle n’est pas un vœu pieux ou une gentille illusion romantique. C’est une urgente nécessité, autant que la conversion écologique, pour sauvegarder la maison commune (FT, 17). L’histoire est donc tragique.
La culture du dialogue avec l’islam
Ceci peut expliquer la place unique dans l’histoire des encycliques d’un haut responsable religieux musulman, le Grand Iman Ahmad Al-Tayyeb, cité cinq fois dans le texte (FT, 5, 29, 136, 192, 285), signataire avec le Pape du document d’Abou Dhabi Sur la fraternité pour la paix mondiale et la coexistence commune (4 février 2019) qui acquiert une force nouvelle en fournissant la trame de l’encyclique. Dès l’introduction, le parallèle est suggéré entre la rencontre de saint François d’Assise avec le Sultan Malik-el-Kamil en Égypte (FT, 4) et la rencontre du pape François avec ce Grand imam de la mosquée d’Al-Azhar du Caire (FT, 5). À quatre reprises, le Pape n’hésite pas à exprimer une position commune (“Le grand imam Ahmad Al-Tayyeb et moi-même”) par un “nous” qui n’est plus de majesté, ce qui est aussi une première. Enfin, il reprend en conclusion (FT, 285) l’appel d’Abou Dhabi qui résonne comme un programme : “… Au nom de Dieu et de tout cela, [nous déclarons] adopter la culture du dialogue comme chemin ; la collaboration commune comme conduite ; la connaissance réciproque comme méthode et critère.”
L’amitié politique
La fraternité n’est pas seulement placée sous le signe des menaces présentes, comme condition de sauvegarde de la paix mondiale. Elle est le socle de la maison commune, ce qui la rattache à l’enseignement traditionnel sur l’amitié politique. L’expression “amitié sociale” revient souvent dans le texte (FT, 2, 5, 6, 94, 99, 106, 142, 154, 180, 233, 245) et même dans le sous-titre de l’encyclique, “Sur la fraternité et l’amitié sociale” et le titre du sixième chapitre. Pour Aristote, l’amitié politique est à la fois le fondement de la cité et le sommet du bonheur éthique ; un juste milieu entre la proximité de l’amour dans la famille, cellule de base de la société mais dans laquelle l’homme ne peut pas se réaliser entièrement sans la cité, et la distance de ceux qui sont hors des murs de la cité. Le pape François élargit l’expression pour lui donner une dimension universelle, soulignant que le bonheur de l’homme ne s’arrête pas aux frontières : “Quiconque élève un mur, quiconque construit un mur, finira par être un esclave dans les murs qu’il a construits, privé d’horizons. Il lui manque, en effet, l’altérité” (FT, 27). À la “culture de murs” (id.), il répond par la “culture de la rencontre” (FT, 30), source du “bonheur de reconnaître l’autre” (FT, 218).
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Au passage, on notera la reprise de la devise républicaine, Liberté, égalité et fraternité, (FT, 103), ce qui fera grincer des dents. Le titre “Tous frères” en avait chagriné d’avance plus d’un (parfois les mêmes). Ceux qui auraient espéré un langage plus inclusif intégrant les sœurs en seront pour leurs frais. Même si c’est un enjeu, la lutte des classes se transformant en lutte des races et guerre des sexes, ce n’est pas le sujet.