“À travers la privation, nous découvrons soudain qu’en rendant leur liberté aux êtres et aux choses, en cessant de les river à la chaîne de leur intérêt, ils reviennent vers nous.”Notre époque est bien l’Ère du Consommateur. Que faut-il entendre par là ? Cette expression signifie que, pour une majorité croissante de nos contemporains, et pour une part croissante de notre activité consciente, l’univers et tout ce qu’il contient ne se perçoivent qu’à partir de l’intérêt. Cet “intérêt” n’a aucune coloration universelle. L’univers qui intéresse, aujourd’hui, n’est pas celui qui est utile à l’espèce humaine en général. Ce qui compte, c’est ce que moi, sujet individuel, je peux en soutirer très concrètement. À notre époque, l’univers n’existe vraiment que dans la mesure où j’en retire un intérêt précis, tangible, et tant que j’en retire cet intérêt. On peut résumer ceci sous une formule lapidaire : aujourd’hui, seul est intéressant ce qui est intéressé.
Pas d’autres réalités que l’intérêt
Cette appréhension intéressée du monde s’applique naturellement à tous les “étants” qui composent cet univers. Qu’il s’agisse d’êtres humains ou des plus humbles objets, je ne vais remarquer ceux-ci, et nouer une relation avec eux, qu’à partir de ce que je peux en retirer pour accroître mon bien-être, maximiser, comme disent, les économistes mon capital de jouissance. Autrement dit, les autres, quels qu’ils soient (et il faut aussi comprendre mon corps parmi ces “autres”) ne sont perçus par ma conscience qu’à travers la détermination qui en fait pour moi des réalités utiles, des appropriations d’usage.
“Or, croyons-nous, il n’y a pas d’autre réalité que l’intérêt.”
Cette perception est devenue aujourd’hui, dans nos sociétés occidentales, tellement hégémonique qu’elle ne surprend plus personne — ou presque. Elle explique, par exemple, que l’on aille exclusivement vers ce qui nous sert, que l’on se déleste sans état d’âme de ce qui ne nous sert plus, fût-ce du compagnon ou de la compagne qui nous a accompagné depuis tant d’années sur le dur sentier de la vie mais qui, au jugement de notre subjectivité, s’est usé, ne procurant plus que de la gêne ou de l’ennui. Nous ne voyons désormais dans ces attitudes que normalité, et même sagesse. C’est folie, en effet, que de ne pas consacrer toutes les forces de la conscience à la consommation du monde, c’est perdre des opportunités de jouissance. Or, croyons-nous, il n’y a pas d’autre réalité que l’intérêt.
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La frustration
Le monde que nous avons bâti n’ignore pourtant pas la souffrance. Au contraire. La souffrance constitue l’une des occupations principales de nos sociétés. Il est vrai qu’en général, on ne lui donne pas ce nom. On l’appelle plutôt “frustration”. Car j’aurai beau faire, je ne pourrai jamais consommer intégralement le monde. Ma durée d’existence est limitée dans le temps, je ne peux tout avoir simultanément, je me heurte parfois au refus exprimé par d’autres étants de se réduire à de simples objets de consommation. La frustration est donc l’autre face de l’Ère du Consommateur. C’est elle, d’ailleurs, qui introduit une dynamique dans notre monde en contraignant le sujet, pour la fuir, à rechercher sans fin de nouveaux objets de consommation dans une course épuisante où, à chaque fois, le nouvel objet devient pour un très bref instant l’obsession de la conscience, avant de décevoir, soit que sa possession conduise à la satiété et à l’épuisement du désir, supplanté par un désir autre, soit qu’il refuse de se laisser consommer.
Un regard nouveau
Dans la situation qui est la nôtre depuis plusieurs semaines, cette mécanique se poursuit, bien sûr. On ne se désintoxique pas en deux semaines, et pour un simple virus, de configurations psychiques qui nous régissent et même nous tyrannisent toujours davantage depuis plusieurs décennies. Pourtant, il est permis de penser qu’à côté de la frustration de ne plus pouvoir consommer autant, à côté de la recherche d’ersatz numériques à nos objets habituels de consommation, se laisse entrevoir,
pour la première fois depuis longtemps, et fût-ce par éclairs, un regard nouveau sur notre monde. La pénurie forcée de consommation et surtout l’émergence d’un temps ralenti, qui ne se laisse plus ployer par les exigences de notre hyperactivité consommatrice, nous forcent, pour les plus lucides, à faire retour sur nous-mêmes.
“Ce temps étiré où rien d’utile n’advient (…) nous fait suspecter qu’il est peut-être d’autres relations possibles.”
Ce retour a une double conséquence. D’une part, il nous fait percevoir, presque malgré nous, toute la folie de notre course hystérique du temps d’avant, cet enfoncement dans le divertissement, au sens pascalien du terme, c’est-à-dire la recherche effrénée d’une occupation inutile pour tenter de nous masquer le tragique de notre condition. D’autre part, ce temps étiré où rien d’utile — en tout cas d’utile au sens d’avant — n’advient, ce temps qui ne se résout pas à se laisser tuer, nous fait suspecter qu’il est peut-être d’autres relations possibles avec les étants que le seul souci obsessionnel de leur consommation.
Prenons un exemple. Amoureux de longue date de l’Italie, j’aurais pu aisément, dans le temps d’avant, prendre un billet pour Rome, Naples, Florence ou ailleurs dans la botte et exiger de l’Italie qu’elle me procure, et vite, ce que j’attends principalement d’elle : un certain mélange de décontraction et de raffinement, qui est pour moi l’essence de la haute culture. Avec les évènements actuels, j’apprends que l’Italie n’est pas un dû. D’abord, parce que, comme tout ce qui vit, intensément, profondément, elle est fragile et que je ressens en moi les coups qui la meurtrissent, ensuite, parce que je ne peux plus pour l’instant que la rêver et que, dans le creux du désir inassouvi qui s’élargit en moi, elle retrouve soudain ce caractère miraculeux, cette luminosité qu’une familiarité trop fréquente, la certitude qu’elle était à disposition, avaient presque effacé.
L’absence n’est pas un châtiment
Le moment que nous vivons nous conduit à être en apparence dépossédés de ce dont croyions être les plus sûrs détenteurs : des amours, des amis, une famille, un quartier et ces menus plaisirs du quotidien que nous finissons par ne même plus remarquer. Cette dépossession nous attriste et, pourtant, nous pouvons, si nous le voulons vraiment, percevoir qu’elle n’est pas grave. Certes, nous ne consommons plus, nous n’avons plus la maîtrise de notre petit monde. Mais, à travers la privation, nous découvrons soudain qu’en rendant leur liberté aux êtres et aux choses, en cessant de les river à la chaîne de leur intérêt, ils reviennent vers nous. Autrement qu’avant, sous les auspices du don qu’ils nous font, nous réapprenant à les voir, à les entendre, à les aimer pour ce qu’ils sont et non plus pour ce que nous voulons en faire. Car l’absence n’est pas nécessairement un châtiment. Elle peut être aussi le lieu où se déploie une présence, véridique, car aimante, des choses.
L’amour inépuisable
Il y a quelques dimanches, nous avons entendu à la messe l’Évangile de la Samaritaine (Jn 4, 5-42). Il n’est pas interdit de voir en celle-ci l’image de l’âme qui s’épuise dans la quête épuisante d’une eau qui n’apaise jamais sa soif et l’oblige à revenir sans cesse puiser au puits, parce que cette eau ne peut rien pour l’âme : ainsi la consommation du monde qui conduit à consommer sans fin parce que la consommation est sa fin. Mais, à cette âme esclave, voici qu’un étranger, qui est peut- être un prophète, annonce qu’il est une eau qui désaltère parce qu’elle est cette attention au monde que l’on nomme “amour”. Saurons-nous, nous aussi, boire de cette eau ?
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