Jean-Marc Sauvé n’est pas homme à compter son temps, ni à le perdre. Le 7 novembre prochain, il interviendra devant les évêques de France, rassemblés à Lourdes pour leur assemblée plénière, afin de dresser un premier bilan de la commission indépendante qu’il préside chargée de faire la lumière sur les abus sexuels dans l’Église (CIASE). « Depuis le lancement de l’appel à témoignages en juin, nous avons reçu 2.500 témoignages », confie-t-il à Aleteia.
Aleteia : Un an après la création de la commission, quel premier bilan dressez-vous ?
Jean-Marc Sauvé : Cela fait un an que la création d’une commission a été annoncée (lors de l’assemblée plénière des évêques en 2018, ndlr), mais cela fait seulement neuf mois qu’elle a été effectivement constituée et installée et cinq mois, c’était début juin, qu’elle a lancé un appel à témoignages, commencé l’audition des victimes qui souhaitaient être entendues et démarré l’inventaire des archives pertinentes de l’Église et de l’État. À ce jour, nous avons reçu 2.500 signalements : 61% émanent d’hommes et 39% de femmes. 87% des personnes qui appellent étaient mineures au moment des faits. Il ressort également que 70% des auteurs sont des prêtres et 30% des religieux. Indépendamment de cet appel à témoignages qui se poursuivra jusqu’en juin 2020, nous proposons à toutes les personnes qui témoignent de répondre à un questionnaire d’une cinquantaine de questions. Actuellement, nous avons reçu près de 800 réponses complètement remplies. L’ouverture des archives civiles et ecclésiastiques a également été un temps fort de ces derniers mois. L’inventaire des archives ecclésiastiques a été lancé au début du mois de juin. Nous avons reçu à ce jour les réponses de plus des deux tiers des diocèses et des congrégations.
"Nous allons effectuer dans les prochaines semaines un "Tour de France" en nous déplaçant dans les régions, afin de rendre compte de notre travail et surtout de dialoguer avec le public et les victimes."
2.500 signalements en quatre mois, cela vous semble-t-il beaucoup ou, au contraire, peu ?
Cela paraît beaucoup mais, au regard de la longueur de la période, 70 ans, et de la part de la population française qui a fréquenté de près l’Église catholique, ce nombre est assez modeste. En effet, les personnes qui ont reçu une éducation catholique, qui sont allées au catéchisme ou qui ont fréquenté un établissement d’enseignement catholique ou un mouvement de jeunesse catholique (colonies de vacances, action catholique, scouts, mouvement eucharistique des jeunes…), représentent aujourd’hui encore les deux tiers de la population française de plus de 18 ans. Cela veut dire plus de 40 millions de personnes. De trois choses l’une : ou il n’y a pas eu tant d’abus sexuels au sein de l’Église sur cette période ou l’appel à témoignages n’a pas été suffisamment entendu ou un certain nombre de victimes ne se sont pas encore décidées à parler. Les deux dernières explications paraissent les plus plausibles.
La CIASE souffre-t-elle d’un manque de légitimité ou de représentativité ?
Nous voulons convaincre les personnes qui ont été abusées de se faire connaître, de faire entendre leur voix. Pour toucher un plus grand nombre de victimes, nous relançons la communication dans les réseaux de l’Église avec la diffusion massive d’affiches et de flyers dans les diocèses et les congrégations. Nous diffusons l’appel à témoignages dans l’enseignement catholique et parmi ses anciens élèves. Nous allons également effectuer dans les prochaines semaines une sorte de "Tour de France" en nous déplaçant dans les régions, dans les grandes métropoles dans un premier temps, afin de présenter la commission, de rendre compte de notre travail et surtout de dialoguer avec le public et les victimes. Nous procéderons aussi à des auditions sur place de victimes qui ne peuvent pas facilement se déplacer à Paris. C'est un objectif central qui nous est apparu dès avant l’été et, plus encore, depuis la rentrée : nous devons accorder une importance capitale à l’écoute des victimes dans le cadre d’entretiens non-directifs menés par deux ou trois membres de la commission. Cette écoute, on la conduit à Paris mais nous devons absolument la décentraliser. L’idée est de montrer que la CIASE n’est pas une superstructure parisienne, mais qu’elle va vers les victimes, à leur rencontre.
Quelles sont vos prochaines échéances ?
L’appel à témoignages va se poursuivre jusqu’à juin 2020 ; l’Inserm assurera l’analyse des appels et des réponses au questionnaire. Le travail sur les archives de l’Église a démarré en juin de cette année, celui sur les archives nationales en septembre et celui sur les archives des juridictions va démarrer prochainement. C’est une équipe de recherche de l’École pratique des hautes études qui pilote ce chantier. Ces travaux scientifiques vont se poursuivre jusqu’à la fin de 2020. Dans un troisième temps, la commission entreprend, avec la Maison des sciences de l’homme, un travail plus qualitatif sur un certain nombre de diocèses et congrégations dans lesquels des abus se sont produits. Nous nous déplacerons afin d’examiner les archives, tous les documents disponibles et de mener des entretiens afin d’étudier et comprendre les interactions entre les parties prenantes à ces abus (victimes, familles, Église, pouvoirs publics…). Nous choisirons un échantillonnage représentatif de diocèses, avec notamment un diocèse de grande métropole, un diocèse plus rural et un diocèse de l’ouest. Concernant les congrégations, nous veillerons à retenir une congrégation enseignante, une congrégation missionnaire, une communauté nouvelle et, peut-être aussi, un institut apostolique. En 2020, nous allons également procéder à l’évaluation des mesures qui ont été prises par l’Église catholique depuis le début des années 2000 et nous nous nous pencherons sur les recommandations (les procédures canoniques et leur articulation avec les procédures civiles, la question de la responsabilité et de la réparation…).
Un an après avoir pris la tête de cette commission, comment vous sentez-vous ?
Pour répondre à cette question, il faut bien mesurer l’ampleur considérable du travail que représentent la feuille de route assignée à la commission et, d’abord, l’état des lieux des abus sexuels au sein de l’Église depuis 70 ans, c’est-à-dire sur près d’un siècle d’histoire de l’Église et de la société française. Moi-même, je l’avais sous-estimé. Fort heureusement, avec l’engagement de tous les membres de la commission, tous professionnels légitimes et reconnus dans leur domaine, nous sommes en capacité de faire face à l’énormité du chantier. À titre personnel, je pensais dédier à cette activité une à deux journées par semaine. En réalité, j’y consacre entre 35 à 40 heures. La charge est considérable pour moi-même, tous mes collègues et les collaborateurs de la commission, salariés ou bénévoles. Le deuxième point est d’une autre nature. Je suis rentré dans cette mission, en ayant certes conscience de la gravité et même de la tourmente que représentaient les abus sexuels révélés au fil du temps, chez nous ou à l’étranger… Mais s’il y a une chose que je n’imaginais pas, c’est le traumatisme profond vécu par les victimes, ainsi que l’authenticité et la sincérité des témoignages poignants que nous recevons. L’expérience que nous faisons, en lisant les courriers qui nous sont adressés ou en écoutant les victimes, est de celles dont nous ne pouvons pas sortir indemnes. C’est très éprouvant. La perception de la réalité que nous découvrons est de fait profondément différente des anticipations que l’on pouvait faire à ce sujet. Ce qui est aussi terrible, c’est de prendre conscience de ce que les abus sexuels commis dans l’Église sont d’une nature très différente de ceux qui peuvent se produire dans un autre contexte : du type école, mouvement de jeunesse ou monitorat sportif… Dans le cadre de l’Église, ou d’un culte en général, les abus sexuels s’enracinent dans une relation d’autorité et de confiance fondée sur la foi. Ils sont inséparables d’un accompagnement spirituel et donc d’un cheminement vers Dieu, qui se trouvent dévoyés et pervertis. L’abus sexuel se double, dans l’Église, d’un abus spirituel. C’est de l’abus au carré qui touche doublement à l’intimité de la personne humaine, corps et esprit. Que nous soyons croyants ou incroyants, c’est pour nous, membres de la CIASE, un motif supplémentaire d’attention et de préoccupation.
Téléphone : 01 80 52 33 55 (7J/7 de 09h00 à 21h00)
Mail : victimes@ciase.fr
Courrier postal : Service CIASE – BP 30132 – 75525 Paris Cedex 11.