L’université est dite Alma Mater. Elle l’est, elle devrait l’être. Avec son beau nom sans frontières, elle nourrit ceux qui viennent étudier chez elle, qu’ils soient du lieu ou des pays voisins ou lointains. Avant elle, ou plutôt avec elle, au Moyen Âge, l’Église fut aussi mater et magistra. Mère, elle instruit, elle enseigne. Certes les étudiants, les clercs. Mais aussi les simples, les pauvres de savoir, jusqu’à l’illettrisme.L’exemple de la mère de Villon le dit. Fresques et sculptures étaient la Bible des pauvres, la cathédrale l’université des simples fidèles, éclairés par les sermons accessibles à tous d’un évêque comme Maurice de Sully, qui lança en 1163 la construction de Notre-Dame de Paris. Au long des siècles l’Église sut adapter ses leçons à ses divers publics. La liturgie fut un de ses modes d’enseignement. On ne sait plus guère le voir. La fête de saint Irénée, le 28 juin, en est un bon exemple. Père de l’Église, Irénée est un personnage considérable. Né à Smyrne en Asie mineure, disciple de saint Polycarpe, lui-même disciple de saint Jean, il est envoyé en Gaule. Simple prêtre, il devient “évêque auxiliaire” du premier évêque de Lyon, Pothin. Il échappe à la persécution de 177-178, et prend la succession du saint martyr. Activité intense : pastorale, il amène à la foi les villes voisines, fonde des diocèses ; apologétique : il combat les hérésies qui proliféraient en son temps ; théologique : il établit les fondements de l’Église universelle en plaçant son unité dans la succession des Pontifes romains, il expose avec une autorité lumineuse la synthèse raisonnée de notre foi. Pour confirmer tout cela, il subit le martyre à son tour lors d’une violente persécution sous Septime-Sévère (202).
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Ce saint fondateur, sa vie, son œuvre, en prendre connaissance aujourd’hui est aisé, sans recourir aux ouvrages savants : suffisent diverses petites collections, un élémentaire Wikipedia, ou bien mieux encore la lettre d’Aleteia. Mais avant-hier, quand n’existaient pas ces outils ? Eh bien l’Église savait user de la liturgie, en particulier des textes liturgiques. Il est juste de prendre conscience qu’une des fonctions de la liturgie, annexe peut-être, fut, quand il le fallait, d’apporter aux simples fidèles les connaissances qui lui étaient inaccessibles par ailleurs.
La fête d’Irénée fut étendue à l’Église universelle par Benoît XV. Mais second évêque de Lyon, patron du diocèse, il méritait d’être honoré plus particulièrement dans la Primatie des Gaules. Irénée a donc, comme Pothin et ses compagnons, une fête « propre au diocèse de Lyon » : on entend par là le rite lyonnais, conservé à la suite du concile de Trente, devenu romano-lyonnais au XVIIIe siècle, remplacé aujourd’hui par le rite dit de Paul VI. Les textes de cette fête furent écrits et officialisés sous l’épiscopat d’Antoine de Montazet, archevêque de Lyon en 1758. Et c’est ainsi que les fidèles qui assistaient aux offices du jour, messes et vêpres, entendaient deux textes qui leur apprenaient ou rappelaient avec une assez rigoureuse précision historique la mémoire de saint Irénée.
Le premier était la prose de la messe, entre l’alléluia et l’évangile, suite de 16 strophes de 3 vers chacune de 7 syllabes ; le second était l’hymne chantée aux vêpres : 7 strophes, 3 vers de 11 syllabes suivis d’un vers de 5 syllabes. De qui sont ces vers ? Si on le sait, je ne le sais. À coup sûr de bons poètes latinistes du XVIIIe siècle, qui maintenaient une tradition remontant aux origines de la littérature française, avec le Séquence propre à la fête de sainte Eulalie, qui reste notre plus ancien poème — et c’est un poème liturgique. Or ces textes, constituent, par un jeu d’échos, du matin au soir, annonces et rappels, allusions et précisions, un portrait de l’homme et un récit de sa vie et de son ministère. Reconstituons cette leçon d’histoire, en puisant à notre gré dans la prose et l’hymne.
Origines
Hymne Aux sources pures, sous la conduite de Polycarpe,
Il a puisé la piété, il l’a bue à flots,
Il souhaite faire passer toutes les nations
Sous le joug du Christ.Ministère lyonnais
Hymne Adjoint à Polycarpe comme auxiliaire,
Il soulage le poids de sa longue vieillesse,
Par ses actions et instructions confirme et fait croître
Le saint troupeau.Ce n’est pas assez pour lui de protéger ses brebis.
Sa charité débordante ne connaît pas de limite.
Il envoie des missionnaires dans les villes voisines
Et les gagne à la foi.Prose Aux habitants de Valence,
Aux peuples de la Bourgogne
Est envoyé un prédicateur de Dieu.Père de l’Église
Hymne Devenu pasteur, une ardeur nouvelle l’enflamme.
Il repousse les hérésies, foule aux pieds les idoles.Prose Irénée, vainqueur
Des impies, réfute
Les mensonges des Gnostiques.Prose Justement appelé ami de la paix,
Il pacifie l’Orient :
Aussitôt règne la concorde.Hymne Il demande la paix, et le pape Victor dépose
Les foudres redoutables.
À la fin du IIe siècle, la date de la fête de Pâques n’était pas unifiée. L’Église d’Asie la célébrait le 14 Nisan, qui en est la date juive. Ailleurs le dimanche suivant. Devant l’échec des conciliations, l’évêque de Rome, Victor Ier se décide à excommunier les évêques d’Asie. Selon la racine grecque de son nom, Irénée est l’homme de la paix. Il use de son charisme et conseille au pape de laisser chaque Église libre quand la Foi n’est pas en question. Sage conseil : Victor se retient de fulminer.
Le martyre
Prose Que le persécuteur sévisse,
Que le schismatique s’enflamme,
À l’ennemi il s’oppose tel un rempart.La foi qu’il défendit de son vivant,
Il la confirme avec courage
Par un éclatant martyre.Le peuple suit son exemple :
Du même glaive sont frappés
Et le pasteur et le troupeau.Prière
Prose Empourprée par son sang,
Illustrée par ses triomphes,
Conserve, ville heureuse, la foi
Acquise par la mort de tes citoyens.Hymne Haute louange au Père, haute louange au Fils ;
À vous, Esprit, égale puissance.
Faites-nous ce don : que leur sang précieux
Conserve à jamais cette ville.
Au soir d’une fête ainsi célébrée, Irénée était présent, dans les pas de saint Pothin chanté un mois plus tôt, avec prose et hymne à lui, magnifiques. Par la liturgie l’Église enseigne. On dit aujourd’hui : faire mémoire. Si c’est rappeler, c’est beaucoup. Elle faisait mieux : par le pouvoir de la poésie sacrée, hymne et prose, elle abolissait le temps. Ce jour-là, Pothin et Irénée étaient à Lyon, sur les autels, oui, et plus que cela, dans les églises qu’ils avaient bâties, dans les cœurs des fidèles qui s’y pressaient.
Un esprit chagrin : oui, mais ces textes, ici traduits, étaient chantés en latin. Qui les comprenait ? — Le latin était encore une langue de communication, et l’est resté jusqu’à la fin du XIXe siècle. Langue savante, certes. Mais le latin liturgique, langue de l’Église, était simple, pour ne pas dire transparent, par l’habitude et les notions élémentaires qu’en avaient les fidèles. Et c’est ainsi encore que l’Église enseignait… Au reste, ils pouvaient être traduits, comme les sermons de Maurice de Sully.