Depuis quelques mois, la magnifique fresque de l’Apocalypse de saint Jean, œuvre du peintre François Peltier, est exposée dans le cloître de Saint-Emilion. Pour l’artiste, qui revendique son catholicisme, l’art sacré doit retrouver une place de choix dans l’Église.À Saint-Émilion, ce début d’été s’annonce comme celui de l’Apocalypse. Le programme est chargé : le 16 juin aura lieu le premier des brasillements nocturnes organisés par la société qui a réalisé le spectacle son et lumière de Notre-Dame de Paris puis, le 7 juillet, France 2 diffusera Une vision de l’Apocalypse (film sur la création de l’œuvre) dans l’émission Le jour du Seigneur. Des conférences, vêpres solennelles et visites par l’artiste sont également prévues pour répondre à l’intérêt croissant des visiteurs venus admirer le tableau monumental (38 mètres de long sur 5 mètres de hauteur). Le projet avait vraiment tout du défi ! Mais ni les années de travail en perspective, ni les polémiques et les nombreuses contraintes n’ont eu raison de la motivation de François Peltier qui a choisi, il y a presque dix ans, de mettre son talent au service de l’Église.
Aleteia : « L’Église a besoin de l’art ». Lors de la bénédiction du tableau, le cardinal Ricard, archevêque de Bordeaux, a débuté son allocution en citant ce passage de la Lettre aux Artistes du pape saint Jean Paul II. En quoi l’art peut-il aider l’Église aujourd’hui ?
François Peltier : Je pense que l’art sacré est fait pour être utile. Il a bien évidemment une haute portée symbolique et spirituelle : en transmettant le message du Christ, il montre la persistance et la vivacité de la foi et de l’Église. Par la beauté, il permet de s’approcher du divin : saint Grégoire expliquait que l’art est un transitus privilégié pour accéder à Dieu. Il a aussi une dimension didactique pour les fidèles. Pour reprendre l’exemple de l’Apocalypse, c’est un texte très riche et très complexe et le cardinal Ricard a souligné que si nous en connaissons quelques passages par la liturgie, cette lecture parcellaire ne nous en donne pas les clés de sa compréhension. C’est la totalité du texte qui nous les donne. D’où le choix de la fresque, nécessaire pour comprendre l’œuvre dans sa globalité. Nous espérons que cette représentation de l’Apocalypse devienne une porte d’entrée vers la découverte du texte lui-même et donne envie à beaucoup de personnes de le lire. Ce souhait est en bonne voie de réalisation, plusieurs personnes ont déjà annoncé à l’abbé de Rozières, curé de Saint-Emilion et commanditaire du tableau, que, grâce à notre projet, elles avaient osé « entrer » dans cette lecture.
L’art me paraît aussi utile d’un point de vue purement pratique. Source de tourisme, il permet d’ouvrir les églises et sites religieux aux visiteurs curieux de découvrir les œuvres. Il apporte également de la vie et de la gaieté dans les lieux de culte et les paroissiens retrouvent la fierté de leur église. Pour la petite histoire, le prêtre en charge de l’église de Bias (47) m’a rapporté que depuis que nous y avons effectué la mise en couleur et le chemin de croix (en 2010), la fréquentation des offices a augmenté, ce dont je ne peux que me réjouir. Un patrimoine qui vit et crée est bien plus attractif qu’une simple conservation, il permet de renouer avec la dimension d’accueil de l’Église.
Et pourtant, intégrer la fresque de l’Apocalypse dans le cloître de Saint-Émilion, site classé, s’est révélé très compliqué, même pour une durée temporaire. L’art contemporain est-il vraiment compatible avec la conservation de monuments historiques ?
Nous avons en France un patrimoine historique incroyablement riche. Mais ce patrimoine, nous le gardons « sous verre ». Sous prétexte de conservation, tout est normé et soumis à des règles drastiques. Notre société a peur de l’engagement et du pérenne, elle préfère privilégier l’instant et l’éphémère. Notre première proposition d’une Apocalypse fixée à même le mur, et dans la durée, a choqué. Cela « bouge les lignes du convenable » pour reprendre les paroles de l’une de mes interlocutrices à la DRAC. C’est pourquoi, nous avons dû mettre au point un système pour accrocher la fresque non pas directement au mur mais sur des panneaux de bois amovibles et pour une durée limitée à deux ans et demi. Degas (1834 –1917) disait déjà : « Lorsqu’un peuple ne pense plus qu’à conserver et restaurer, c’est qu’il n’a plus la force de créer » … Or cette force, je veux croire que nous l’avons ! Il est essentiel et urgent de faire vivre notre patrimoine religieux. Et vivre, cela implique d’évoluer, de continuer à se transformer. Je pense que la création est indissociable de la conservation et de la restauration, dans l’Église comme ailleurs.
Comment l’artiste doit-il s’intégrer à cette évolution ? Et comment l’Église peut-elle la favoriser ?
La condition indispensable est que se renoue un vrai dialogue entre les artistes et l’Église. Dans son discours, le cardinal Ricard a souligné la connivence profonde qui existe depuis des siècles entre l’Église et l’art. Mais aujourd’hui, en France, les artistes catholiques se sentent un peu abandonnés.
Il faut redonner sa place à la création et prendre conscience que l’artiste ne « décore » pas les édifices mais continue à les construire. Pouvez-vous imaginer combien il est stimulant pour un artiste de continuer à construire au XXIe siècle un cloître qui a cinq siècles ! Il mêle son travail à celui des artistes des siècles passés et perpétue ainsi ce message intemporel qu’est celui du Christ avec l’esprit et les moyens de son époque. C’est un message très fort, il montre la persistance de la foi et la continuité de l’Église.
Il faudrait aussi former davantage les prêtres à l’art sacré. Leur environnement est l’un des plus beaux qui soit. Certaines églises sont des joyaux invraisemblables ! Il faut prendre conscience du lien qui unit beauté et foi et être toujours novateur pour continuer à développer cette beauté. Cela contribue à changer l’image de l’Église en la montrant non pas poussiéreuse et passéiste mais vivante et tournée vers l’avenir. « La beauté sauvera le monde », a dit Dostoïevski. « Elle sauvera l’Église aussi » m’a confié un jour un père Dominicain. Perpétuer cette beauté par la création, nous inscrire dans une lignée et faire le pari de l’intemporel vainqueur de l’éphémère, c’est croire en l’avenir et en l’homme. C’est pourquoi l’Église doit prendre le risque de la création !
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Mais attention, l’Église n’est pas une galerie. Ce n’est pas son rôle d’imiter la société civile avec des expositions de pseudo art sacré, des « numéros éphémères d’artistes » plaqués pour des motifs financiers ou médiatiques. L’Église doit garder la main sur le sujet et l’orthodoxie des œuvres exposées sous peine de laisser délivrer un message faux, hérétique ou même blasphématoire. En même temps, il faut que l’artiste puisse disposer de toute liberté artistique et formelle pour relayer le message. Chacun ses compétences et beaucoup de discipline ! C’est ainsi que nous avons travaillé avec l’abbé de Rozières. Son soutien et son énergie n’ont jamais fait défaut malgré les difficultés auxquelles nous avons dû faire face. Et c’est également ainsi que depuis plus de huit ans, j’ai pu consacrer ma carrière à l’art sacré et travailler avec des prêtres, curés, évêques qui, comme le pape François, sont convaincus que « les arts expriment la beauté de la foi ». Et nous parlons bien là de beauté et non d’esthétisme !
Pourquoi distinguer les deux ? Et qu’entendez-vous par pseudo art sacré ?
Beau et esthétique, sacré et religieux, des mots qui apparemment se ressemblent mais qui en fait n’expriment pas la même chose. Esthétique est un mot créé au XVIe siècle, il décrit ce qui obéit à des règles. C’est une apparence de beauté qui devient très vite une norme, une imitation. Faire beau n’est pas forcément être beau. La beauté est une démarche intérieure, profonde. Elle peut avoir un aspect différent suivant les époques, les lieux et les civilisations, mais elle garde une constante : elle se nourrit d’absolu alors que l’esthétisme est un peu comme la beauté du diable.
Quant à la différence entre le sacré et le religieux, cette phrase d’un critique d’art me paraît bien la résumer : « Lorsque Giotto peint sa maîtresse, on dirait la Vierge, alors que lorsque Raphaël peint la Vierge, on sent que c’est sa maîtresse ». L’un (le religieux) est la forme, l’autre (le sacré) est le fond. Le religieux n’est pas forcément sacré, le sacré n’est pas forcément religieux mais le sacré est toujours transcendant. Désirer une peinture spiritualiste est une question d’attitude, pas de sujet.
C’est pourquoi le rôle de l’artiste est fondamental : la sacralité se fait à l’intérieur de la tête ou du cœur de celui qui peint. Le peintre est un « passeur », il rend visible l’invisible, ouvre une fenêtre sur Dieu, mais pour cela, il doit être lui-même convaincu qu’il existe un invisible. Cela suppose aussi d’accepter l’existence de quelque chose de supérieur à soi, de mettre son ego entre parenthèses. Moins on a d’ego, plus on fait passer de choses. Saint Jean Paul II mettait en garde contre la tentation de l’orgueil et la jalousie de l’artiste. N’oublions pas que les deux sont à l’origine de la révolte des anges. Au bout d’un moment, ce n’est plus l’artiste qui décide, c’est le tableau qui le demande. Omer Van de Weyer, le maître aujourd’hui disparu qui m’a formé, disait : « On ne peint pas ce que l’on voit, on peint ce qui est, on ne peint pas la réalité, on peint la Vérité ».
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