C’est un fait divers, l’agression d’un céréalier en plein travail par son voisin lui reprochant de répandre un désherbant. Et si cet épisode navrant ne trahissait pas une crise sociale plus profonde, la haine du paysan, révélateur d’une perte d’identité ?La presse relate ces jours-ci l’agression par un riverain d’un agriculteur coupable de travailler dans son champ. Cette histoire édifiante, dont nous ne connaissons certes pas tout le contexte, ressemble à une fable qui récapitulerait ce que la société est en train de devenir. La scène s’est passée dans l’Ain le 3 mars 2019.
« Complices du mal »
En voici le récit. Profitant du beau temps, un agriculteur s’apprête à traiter son champ de céréales. Il entre dans le champ et déploie la rampe de pulvérisation attelée à son tracteur. Un riverain surgit et brandit son smartphone. Le riverain commence à filmer. Filmer avec son téléphone, dans la civilisation des réseaux sociaux, cela signifie menacer. Je te déteste, je te filme. Autrefois on photographiait pour admirer ; aujourd’hui on filme pour punir. Donc, le riverain filme. Il filme un délinquant pris en flagrant délit de pollution. Une vidéo pour le dossier. Puis l’homme au smartphone se fait plus agressif. Il se poste devant le tracteur. Il le force à s’arrêter. Il demande au paysan où il habite : autrefois on ignorait son voisin à la ville. Il semble qu’aujourd’hui, même à la campagne on ne connaît plus son prochain. L’agriculteur se tait. Alors le riverain menace : si vous traitez votre champ, vous êtes un criminel. Vous autres agriculteurs, êtes des empoisonneurs publics. Des complices du mal.
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Notre paysan agressé, du haut de son tracteur tente d’expliquer qu’il pratique l’agriculture raisonnée et emploie des produits autorisés. Mais le sujet n’est pas là : le riverain, autre signe des temps, n’a aucune intention de débattre. Il ne connaît le développement durable que par des maximes morales. Il n’est pas là pour discuter, mais pour punir. Le voilà qui monte à l’assaut du tracteur. Il frappe. Il cogne. Il s’acharne sur l’agriculteur. Le paysan se retrouve à l’hôpital. Huit jours d’arrêt de travail. Fin du récit.
La furie de la pitié
Que faut-il déduire de ce désolant fait divers ? Comment la compassion pour la planète a-t-elle pu virer, par un matin de mars, et dans le paisible département de l’Ain, à la violence contre un homme désarmé ? Pourquoi ces coups de poing contre un homme au travail ? Évidement je n’en sais rien et je ne me risquerai pas à d’hasardeuses généralisations. Mais tout de même, il me semble que cette courte furie exprime une mégalomanie morale, comme si la compassion pour la planète était capable de rendre fou. Il existe ainsi une « furie de la pitié », pour reprendre le mot de Michelet sur les hommes de 1793. En 1793, tout avait commencé par une pitié exacerbée et fini par une furie sans limite. On coupait les têtes au nom du bien. On tuait même des hommes au nom de la compassion pour les animaux. Cela ne vous rappelle rien ? Morale devenue folle, parce que morale privée de transcendance.
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Plus de paysans, plus de pays
Que la scène se soit passée en France est quand même éloquent. Avant-guerre, le sociologue Siegfried avait prévenu : lorsque la France aura moins de 50% de paysans, disait-il, elle changera son âme. Beaucoup plus près de nous, dans les années 1970, Jacques Chirac, qui fut le dernier ministre de l’Agriculture de la France prospère et rurale d’autrefois, avait lancé un slogan : « Pas de pays sans paysans ». À cette époque, la moitié des Français avait un de ses grands-parents issu du monde rural. La campagne n’était pas vue comme un repère de pollueurs, mais comme un paradis perdu.
Aujourd’hui notre vocabulaire s’est enrichi. La campagne ne fait plus rêver : elle autorise l’agribashing. La France compte à présent moins de 3% d’agriculteurs exténués, endettés et insultés. Il n’y a plus de paysans. Ne nous étonnons pas qu’il n’y ait plus de pays. Reconstruire la fraternité dans une société sans racine ne se pourra faire qu’en retrouvant la foi. Et pour commencer la foi dans ceux qui travaillent pour nous donner du pain.
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