Avec l’acceptation progressive par Rome de la religion chrétienne sous sa forme catholique (édit de tolérance de Galère en 311, lettre-circulaire de Constantin et Licinius dite "édit de Milan" en 313, édit de Thessalonique de Théodose en 380), le martyr s’était largement effacé de l’horizon européen alors que, dans le même temps, fleurissaient partout en Europe des églises, qui étaient demandeuses de reliques de saints à insérer dans les autels. Comme il n’était pas habituel de démembrer les corps des saints pour multiplier le nombre de leurs reliques, l’Église se trouva face à une situation de pénurie.
Or, au même moment, les catholiques se trouvèrent confrontés à de violents raids en provenance de Germanie, qui balayèrent l’Empire romain d’Occident. Le coup de butoir décisif étant donné dans la nuit du 31 décembre 406 au 1er janvier 407 quand, profitant de l’embâcle du Rhin, Vandales, Suèves et Alains, lancèrent l’assaut décisif qui devait culminer en 410 avec le sac de la ville de Rome par le Wisigoth Alaric et, en 476, avec la déposition du dernier empereur romain d’Occident, Romulus Augustule, par le Skire Odoacre. Des royaumes barbares se constituèrent alors sur les décombres de l’Empire romain. Royaumes qui avaient la caractéristique d’être dirigés par des rois ariens et, plus rarement, païens.
La sainteté non-martyriale
Désemparés face à ces ébranlements et les menaces qu’ils portaient, les catholiques recherchèrent avec encore plus d’ardeur la protection des corps saints. C’est pourquoi les masses adoptèrent immédiatement le nouveau modèle de sainteté qu’un auteur du IVe siècle finissant, Sulpice Sévère, avait dessiné. Ce modèle, il ne l’avait pas inventé. Il s’était présenté à lui de façon providentielle en la personne de Martin de Tours, qui devint ainsi le premier modèle de la sainteté moderne, c’est-à-dire de la sainteté non-martyriale.
Jusqu’alors, en effet, on ne reconnaissait comme saints que les martyrs de sang. Il y avait bien quelques discussions à ce propos, mais elles occupaient seulement de grands esprits, les masses et les clercs restant attachés, dans leur grande majorité, au seul culte des martyrs. Tout changea quand, en 397, Sulpice Sévère publia la Vie de saint Martin, suprême audace, alors que l’intéressé n’était pas encore mort (il mourut le 11 novembre de cette année, sa Vie ayant été achevée peu auparavant). Si Sulpice Sévère prêta à Martin de Tours le désir du martyre, le fait est que ce dernier ne le subit pas.
Ce qui n’empêcha pas le premier de dire "saint" le second, dès les premiers mots de son œuvre, avant de le proclamer "apôtre des Gaules" dans son ouvrage Gallus. L’acceptation de ces revendications n’alla pas sans mal dans l’épiscopat gaulois, qui avait déjà très mal accueilli la perspective de l’élection de saint Martin au siège épiscopal de Tours. Il fallut attendre son troisième successeur, Perpétue (461-491), pour que fût érigée une basilique digne de la dévotion populaire qui poussait les foules de tout l’Occident vers la dépouille du saint, parmi eux Clovis et son épouse Clotilde.
L’héroïcité des vertus
À cette date, on peut dire que Sulpice Sévère avait gagné son pari, en ayant réussi à faire admettre une nouvelle forme de sainteté, fondée non pas sur le don brutal de sa vie en témoignage de la foi, mais sur le don de toute une vie d’ascèse en témoignage de l’amour de Dieu et du prochain. C’est en effet l’héroïcité des vertus qui devint la marque de la sainteté nouvelle. Le miracle ne jouant encore qu’un rôle subsidiaire en la matière.
Avant la Vie de saint Martin, une Vie de saint Just ― peut-être un sermon prononcé à l’occasion de la date anniversaire du décès du saint, métropolitain de Lyon († c. 390), plutôt qu’une Vie au sens strict ―, avait échoué à ériger en modèle la vie d’un saint non martyr. Mais la Vie de saint Martin elle-même ne fut pas acceptée avec enthousiasme par un épiscopat gaulois issu pour une large part des anciennes familles sénatoriales gauloises, et qui regardait saint Martin de Tours comme une "personne méprisable, un homme à l’aspect minable, au vêtement crasseux et à la chevelure en bataille".
Un évêque présentable
C’est pourquoi, ce même épiscopat chercha à opposer à saint Martin de Tours, un autre modèle qui fût plus présentable à ses yeux. Il jeta son dévolu sur saint Germain d’Auxerre, un ancien très haut fonctionnaire devenu évêque sur le tard, que nous avons proposé de regarder comme le "Martin de cœur des évêques". Malgré tout, la Vie de saint Germain d’Auxerre, composée entre 470 et 480 par Constance de Lyon, réussit plus à "épiscopaliser" la figure de saint Martin, qu’elle ne l’effaça au profit de celle de saint Germain.
C’est en effet celle du premier qui s’imposa à travers toute l’Europe occidentale, mais elle montrait désormais un saint Martin mitré, ganté, porteur de sa crosse épiscopale, d’une chasuble et même… d’un pallium qu’il ne reçut jamais ! En un mot, un saint Martin de Tours parfaitement présentable, représenté comme l’étaient tous les évêques.
En ce sens, la figure de saint Martin de Tours connut un destin exemplaire. Elle donna un rôle central à l’héroïcité des vertus ― qui devait être reconnue comme la première condition sine qua non permettant d’ouvrir un procès de canonisation, quand cette procédure fut fixée au tournant des XIe-XIIIe siècles ―, mais son "épiscopalisation" ouvrit une autre tendance, celle à présenter aux fidèles ce que Jacques Fontaine appela avec raison des "saints de vitrail", donnant une image lisse des saints parfois très éloignée de ce qu’ils furent effectivement.