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Les Anciens et les Modernes, une querelle qui ne vieillit pas

THE CHOICE OF HERACLES

Annibale Carrache (1560–1609) | Wikipedia

Le Choix d'Hercule, une peinture d'Annibale Carracci.

Jean-François Thomas, sj - publié le 25/12/18

La querelle qui opposa au XVIIe siècle les Anciens et les Modernes traverse encore notre époque. Il est plutôt mal vu de nos jours de puiser son inspiration dans le passé. Mais l’idolâtrie du progrès, tout comme le culte de la tradition pour elle-même, sont tout aussi contre-productifs.

Sans doute semble-t-il incongru de rappeler le grand débat qui échauffa tant la fin du XVIIe siècle et le début du XVIIIe siècle en France et en Europe : la querelle des Anciens et des Modernes. Certains penseront que cet épisode, qui s’étale sur plusieurs décennies et en deux étapes, nous est désormais étranger, qu’il appartient à une histoire close. Pourtant, nous en sommes les héritiers, qu’on le veuille ou non. Il ne suffit pas d’être conscient d’un héritage pour savoir le maîtriser, et le fait de ne rien en connaître ne nous expose pas moins à ses conséquences qui durent bien plus longtemps que nous n’en avons l’intuition. L’origine de la confrontation, à savoir le jugement à porter sur l’œuvre d’Homère, les épopées de L’Iliade et de L’Odyssée, peut nous apparaître comme dépassée, et pourtant, de sa conclusion, dépend en partie la façon dont la foi fut alors considérée dans son rapport avec les autres strates de la vie et de l’intelligence humaines. Nous n’avons pas fini d’être les héritiers, pour le meilleur et pour le pire, de ce heurt passionné du Grand Siècle et du règne éblouissant de Louis XIV.

Faire table rase du passé

Il est de bon ton de se tenir à l’écart de ce qui est ancien à notre époque. Être accusé de retarder, d’être tourné vers le passé, d’être traditionaliste n’a pas bonne presse. Il est préférable d’être moderne, au sens de contemporain, d’être en marche vers l’avant, de croire au progrès. Ainsi, le cadre de notre vie exprime-t-il quelque chose de ce choix : la plupart du temps, ceux qui se considèrent comme les hérauts de la modernité, s’installent dans un environnement qui fait table rase du passé, de l’héritage familial. Le moderne contemporain vit dans des espaces blancs et dépouillés et relègue sur les brocantes les souvenirs des ancêtres.


ETIENNE GILSON

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Cependant, cet homme qui bondit vers l’avenir n’est que le falot successeur des Modernes du XVIIe siècle, ceux qui considérèrent Homère comme un auteur archaïque, barbare, inutile pour un homme cultivé du siècle qui allait devenir celui des Lumières. Il ne se rend pas compte qu’il a raté le coche puisque toute notre culture moderne repose sur la victoire des Anciens, ceux qui regardèrent Homère comme la source et le critère du développement de la poésie , des belles lettres et le père du bon goût. Nos modernes contemporains sont à la remorque, sans le savoir, de Fontenelle et de Houdar de La Motte, alors que le train qui n’a cessé d’avancer était le « camp de Versailles » avec Voltaire bien sûr, l’étonnant comte de Caylus, et puis Madame Dacier, Fénelon, l’abbé Antonio Conti, les membres de l’Académie des Inscriptions et Médailles, etc.

Or nous savons bien qu’une telle victoire, sans en connaître les péripéties dans leur détail, nous a modelés et nous modèle encore, à condition évidemment de ne pas se contenter d’une pseudo-culture virtuelle et informatique qui tient plutôt du parti des Modernes. Marc Fumaroli n’a cessé de scruter et de dépecer cette étonnante page de notre histoire intellectuelle. Son analyse est juste et pointue lorsqu’il écrit dans Le Sablier renversé. Des Modernes aux Anciens : « Les “Anciens” réussirent […] à faire de l’Antiquité […] une utopie politique et morale d’avenir. Cette utopie rejetait la monarchie Très Chrétienne, qui s’était crue à la pointe des Lumières modernes, dans l’archaïsme médiéval, clérical et féodal. »

Une nouvelle vision du monde

Il ne s’agissait donc point d’une dispute d’antiquaires — la militance de Voltaire dans la cohue suffirait à nous en convaincre — mais d’une nouvelle vision du monde, de la société, des relations régissant les hommes. Les jésuites avaient d’ailleurs été des précurseurs dans leurs collèges, ébranlant, sans s’en rendre compte, le trône du roi et celui du souverain pontife, qu’ils s’étaient pourtant engagés à défendre. Il n’est pas certain que cette utopie toute fraîche, attirant à elles de plus en plus d’esprits cultivés, ait travaillé à la grandeur de la France, puisqu’elle creuse le lit de la Révolution, pas plus qu’à celle de l’Église dont elle mine la théologie et la morale.




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Il n’empêche que le résultat — le pire et le meilleur signalés plus haut — ne peut être nié : les Anciens l’ont emporté haut la main et nous en sommes tributaires. Le retour à l’Antique de nos pères était en fait une révolution. Les traditionalistes étaient en même temps les hommes de progrès. Et c’est là que le piège s’est refermé sur ceux qui, parmi les Anciens, ne cultivaient pas une utopie révolutionnaire. Ils furent dépassés par leur enthousiasme et leur science. Les jésuites vont produire en grande quantité, par l’enseignement d’une rhétorique plus inspirée par l’Antiquité que par les Pères de l’Église, les futurs ennemis de l’Église et de l’ordre monarchique, ceci en toute innocence. Le fruit de leur pédagogie devient empoisonné.

« Des nains assis sur les épaules de géant »

L’âge d’or médiéval avait défini cette antithèse entre antiqui et moderni, opposant ce qui a précédé la Rédemption à l’ère de grâce inaugurée par l’Incarnation. Ce n’est donc plus une affaire de succession chronologique mais une transformation totale qui enveloppe également la manière de connaître le monde et de concevoir le savoir. Les Pères et les Docteurs ne rejettent point les Anciens. Pensons à cette célèbre formule de Bernard de Chartres rapportée par son disciple Jean de Salisbury dans son Metalogicon : « Nous sommes des nains assis sur les épaules de géants. Si nous y voyons plus clair et plus loin qu’eux, ce n’est pas à cause de la perspicacité de notre vue, ni de notre taille, c’est parce que nous sommes élevés par eux. » Cela nous renvoie aux Voyages de Gulliver de Jonathan Swift dans lesquels les Liliputiens sont les Modernes qui veulent humilier stupidement le géant Gulliver, image des Anciens. Et à Pascal qui, par ses cruelles Provinciales, fait basculer la théologie positive vers les belles-lettres mais en appelant l’autorité des Pères et de saint Augustin en particulier ; et bien entendu à Racine, réconcilié avec ses anciens maîtres de Port-Royal, qui, avec Phèdre, signe son orthodoxie envers la poétique des Anciens.

Ainsi s’opposent bientôt les abeilles (l’esprit généreux et concret des Anciens) et les araignées (l’égoïsme et l’abstraction des Modernes), selon les métaphores animales employées par Swift dans sa satire the Battle of Books. Après 1750 et l’apaisement des Querelles, le courant moderne, à la suite de Diderot, va se réconcilier avec certaines notions des Anciens et donner naissance à l’esthétique néo-antique de la Révolution, tandis que les Anciens, abandonnant la dichotomie voltairienne entre esthétique et religion, vont se réconcilier avec la foi pour donner naissance ensuite au romantisme qui déferlera sur toute l’Europe.

Deux mille ans d’histoire

Il n’empêche que la Modernité, dès sa naissance, sera bien dénoncée par ses opposants comme rationaliste, dogmatique et narcissique. Citons encore Marc Fumaroli : « Atrophie de la mémoire, négation des richesses héritées, violence toute cérébrale et prédatrice infligée à la Nature et à l’Humanité sous couleur d’objectivité positive, stérilité funeste voilée sous la surabondance trompeuse des réussites et des productions de la technique. » Ce diagnostic, porté à l’époque, ne vaut-il pas tout autant pour la nôtre, héritière de cette querelle ?  Et en avançant plus loin, ne peut-on pas y reconnaître aussi le mal qui touche l’Église depuis plusieurs décennies ? À vouloir en nier le passé, à en évacuer les richesses esthétiques et liturgiques, le résultat est que la foi en sort meurtrie, réduite à une science positive de second ordre sans lien avec deux mille ans d’histoire, et que la théologie se mord la queue et s’autodévore en se réfugiant dans un rationalisme de qualité très médiocre.

Alors soyons des Anciens capables d’embrasser notre héritage, d’en être fiers, d’en goûter le fruit et de le faire goûter à toutes les âmes qui ont soif de cette vérité.

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Chrétiens
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