Dans le cadre du IXe colloque de l’Observatoire Foi et culture de la conférence des évêques de France, l’historien Guillaume Cuchet montrera comment les effets d’une crise religieuse et d’une crise culturelle peuvent se combiner. L’interpénétration d’une lente dérive de la pratique religieuse et de la mutation socio-culturelle héritée des Trente Glorieuses a été décisive dans le bouleversement du catholicisme après le concile Vatican II. La crise de l’Église des années 1970, plus précisément des années 1965-1978, de la fin du concile Vatican II à l’élection de Jean-Paul II, a-t-elle procédé de causes avant tout religieuses ou culturelles ? La question fait écho à un article bien connu de Lucien Febvre parue en 1929 sur “Les causes de la Réforme” au XVIe siècle à laquelle il avait apporté une réponse célèbre : “À révolution religieuse, causes religieuses”, et non pas culturelles, sociales ou politiques. Formule profonde mais faussement claire, qui a des chances de ne pas l’être beaucoup plus en changeant de siècle et de révolution. Sans doute la crise des années 1970 procède-t-elle de causes à la fois religieuses et culturelles, tout le problème étant de savoir lesquelles, quel a été leur poids respectif et comment elles se sont articulées.
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Deux thèses incomplètes
Or on peut dire qu’il existe sur le sujet deux grandes thèses. La première, de type “externaliste” (comme disent les sociologues), consiste à dire que la crise en question a été socio-culturelle dans ses causes et religieuse dans ses effets. “Crise catholique de la société française” a écrit Denis Pelletier, et pas “crise du catholicisme français”, c’est-à-dire version catholique de la crise générale que traverse alors la société française, qui a affecté aussi bien le protestantisme que l’école, la famille ou le Parti communiste.
La seconde, de type “internaliste”, considère, au contraire, que la crise a été avant tout spirituelle — “crise de la foi”, pour reprendre une expression couramment employée, d’Henri de Lubac à Louis Bouyer —, voire, dans les milieux traditionalistes, résurgence de la crise moderniste du début du XXe siècle, jadis contenue par Pie X mais revenue avec une force décuplée à la faveur du concile. Dans cette hypothèse, la mutation socio-culturelle aurait tout au plus fourni à la crise ses matériaux, voire son simple prétexte.
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Ces deux thèses, ici réduites à leur clarté d’épure, me paraissent comporter chacune une part de vérité et il faut les combiner. Le problème de la première est qu’elle sous-estime trop la spécificité de la crise catholique, c’est-à-dire à la fois sa radicalité (bien manifestée par l’effondrement subit de la confession, les départs de prêtres, etc.), mais aussi son antériorité relative, puisque c’est un fait tout de même étonnant, et trop rarement souligné, que la crise dans l’Église ait, à bien des égards, précédé la crise dans la société. En sens inverse, la thèse de la crise spirituelle, indépendamment du fait qu’on ne sait pas toujours très bien en quoi elle consiste, explique la crise sans bien s’expliquer elle-même.
Un effet combiné
Dans mon dernier livre, j’ai évoqué toute une série de causes à la fois religieuses et culturelles qui, en additionnant leurs effets, ont provoqué la mutation.
Causes religieuses comme la sortie brutale de la culture de la pratique obligatoire sous peine de péché mortel, accompagnée de la promotion de nouveaux critères de christianisme “réel”, comme la charité, l’ouverture, les engagements sociaux, voire politiques (à gauche de préférence), mais aussi la chute de la confession, le silence sur les fins dernières, les effets imprévus de la consécration de la liberté religieuse par le concile (interprétée comme une liberté de la conscience catholique autorisée à faire le tri dans ses anciennes obligations de foi et de pratique), etc. J’ai aussi évoqué toute une série de faits sociaux et culturels, comme la disparition des réserves rurales de l’ancien catholicisme (les chrétientés de la fameuse “carte Boulard” dont la première édition date de 1947), l’urbanisation, la réduction du socle de familles nombreuses ferventes qui jouaient un grand rôle dans les vocations, la diffusion de la télévision ou de l’automobile, la scolarité obligatoire à 16 ans en 1959, la révolution des méthodes éducatives, etc.
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Depuis le XVIIIe siècle
Il n’y a pas lieu de choisir une explication contre une autre. En additionnant leurs effets, ces différentes causes ont produit la mutation globale. Mais on voit mieux se dessiner aujourd’hui une sorte de succession à effets cumulés à l’intérieur d’une tendance baissière de longue durée qui a démarré au XVIIIe siècle : crise du recrutement sacerdotal dès les années 1950, crise de la pratique au milieu des années 1960, crise du clergé et du monde militant catholique après 1968, le tout produisant à partir des années 1980-1990 de la déchristianisation de masse.
Encore faut-il ajouter à cela deux précisions importantes.
Des structures minées de l’intérieur
D’une part, le rôle déclencheur du concile dans la rupture, très visible dans le domaine de la pratique en France. Non pas au sens où il l’aurait provoqué et où elle n’aurait pas eu lieu sans lui (puisqu’elle a eu lieu aussi bien dans les pays protestants), mais parce qu’il a fixé son calendrier et lui a donné une intensité particulière. C’est, me semble-t-il, la part de vérité de la thèse traditionaliste, même si on peut penser que les structures qui portaient l’Église devaient être déjà sérieusement minées de l’intérieur pour s’être effondrées si brutalement.
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D’autre part, le rôle de fait générateur de la crise joué par la génération mutante des baby-boomers qui, en dévalant la pente religieuse qui suivait classiquement la communion vers douze ans (et ce depuis pratiquement les lendemains de la Révolution), a été prendre ses positions religieuses trois crans au-dessous de ses prédécesseurs, surtout dans les familles pratiquantes qui, dans les années 1950, avaient, au contraire, des taux de transmission de la foi très élevés. En vieillissant, ils ont progressivement transporté la rupture dans les degrés supérieurs de la pyramide des âges.
Cette rupture des jeunes est un événement capital dans le destin du catholicisme français parce qu’elle explique la haute transmissibilité de la crise (bien supérieure à celle qui a suivi la Révolution française), qu’il a été très difficile de stabiliser. Ici se dessine une différence très nette avec ce qui s’est passé aux États-Unis où, après la crise religieuse des années 1960 commune aux deux rives de l’Atlantique, le contre-choc évangélique des années 1970-1980 a arrêté les baby-boomers dans la pente, qui sont souvent revenus élever leurs enfants dans les Églises.
Une explosivité particulière
Si l’on revient pour finir sur la fameuse formule de Lucien Febvre citée en introduction et à son applicabilité à la crise des années 1970, il me semble qu’il faut l’interpréter, non pas au sens où les causes culturelles auraient été secondaires par rapport aux causes religieuses (puisqu’elles ont été très importantes), mais où les révolutions religieuses supposent, pour déployer tous leurs effets, une certaine homogénéité de nature entre les causes et les conséquences. Concrètement, il faut pouvoir comprendre comment une mutation socio-culturelle peut devenir religieuse et vice versa. Et c’est là que la simultanéité des deux mutations au milieu des années 1960 — religieuse d’une part (avec le concile), et socio-culturelle de l’autre (avec les effets culturels des Trente Glorieuses) — a été décisive. Précisément parce qu’elle a permis cette conversion mutuelle des deux mutations, et donné ainsi à la période son explosivité particulière.
À telle enseigne qu’au plus fort de la crise, bon nombre de chrétiens, clercs comme laïcs, ne savaient plus très bien s’ils étaient les témoins du Royaume dans le monde ou du monde dans l’Église, inversion des perspectives dont la crise des prêtres-ouvriers, au début des années 1950, avait comme fourni le prototype.
IXe colloque de l’Observatoire Foi et Culture, « Christianisme et culture : le moment François » Paris, Conférence des évêques de France, 1er décembre 2018 ; renseignements : ofc@cef.fr