Sous une apparente neutralité, la société moderne vit sous la tutelle d’un conditionnement généralisé. L’ordre de la consommation absolue est devenu notre rapport exclusif au monde et aux autres.Nous sommes habitués à considérer que notre société occidentale constitue une société « ouverte », n’imposant rien à personne car laissant chacun libre de choisir de façon autonome ses convictions et ses pratiques, tant que celles-ci n’empêchent pas autrui de jouir de la même liberté. Tel est le regard officiel que notre société porte sur elle-même, et tel est le regard qu’elle veut que nous portions sur elle. Force est de constater, pourtant, que la réalité est tout autre : nous sommes en permanence conditionnés par des forces, dont le conditionnement publicitaire n’est que la plus visible, mais dont « l’opinion commune » ou ce que l’on représente comme tel, est sans doute la plus efficace, qui forgent nos pensées et cadrent nos actions, nous incitant ainsi constamment à penser et à agir dans une certaine direction.
Un rapport au monde
Cette direction n’est pas arbitraire. Elle répond à une logique centrale du fonctionnement de notre société qui promeut ainsi, sans en avoir elle-même toujours clairement conscience, un ordre d’ensemble, mêlant à la fois injonctions morales (ce qu’il est souhaitable de penser, de dire et de faire pour aller dans le sens du « bien »), formation du goût (ce qui plaît, ce qui déplaît, ce qui est à la mode, ce qui est démodé) et construction de nos pratiques (ce qu’il est normal de faire dans telle situation, avec tel interlocuteur … ). J’ai nommé cet ordre, dans mes ouvrages, l’ordre du Consommateur.
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De quoi s’agit-il ? Ce n’est pas seulement désigner, par là, notre « société de consommation », comme beaucoup l’ont déjà fait, en soulignant l’importance que nous consacrons à l’achat d’objets ou de services, aux marques dans notre existence, à la visite aux temples de la consommation que constituent les hypermarchés et autres galeries commerçantes… C’est dire, plus largement, que la consommation est devenue, pour nous autres Occidentaux, notre rapport exclusif au monde, aux autres et à nous-mêmes, que nous ne savons plus que consommer, à toute heure et en quelque lieu et circonstance que nous nous trouvions.
La domination de la consommation
Mais qu’est-ce que consommer ? C’est l’action d’un sujet individuel qui se représente tout ce qui est extérieur à lui (y compris lui-même lorsqu’il se projette sa propre image) comme une longue liste d’objets isolés et passifs avec lesquels il ne conçoit qu’un rapport de jouissance intéressée et qui n’ont d’ailleurs de valeur que dans la mesure où il espère en retirer une jouissance et tant que durent cette espérance et la jouissance effectivement retirée. La consommation ainsi définie va donc beaucoup plus loin que l’acte économique par lequel on achète un bien ou service. Elle nous accompagne de la conception à la mort sans nous laisser de répit. Elle n’est pas seulement une économie ; elle est une anthropologie.
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La domination de la consommation rend compte des caractéristiques fondamentales de la société occidentale contemporaine. En premier lieu, la prégnance absolue d’un sujet tyrannique et isolé, qui ne conçoit les autres sujets que comme des concurrents potentiels, convaincu de la légitimité de principe de ses désirs parce que ce sont ses désirs, et qui a donc le droit absolu de réaliser ceux-ci, quels qu’ils soient, pourvu qu’il n’empiète pas sur le droit de ses concurrents à consommer. En second lieu, un monde d’objets qui ne sont rien en eux mêmes, qui n’ont donc aucun droit au respect, à la vénération ou à la simple attention, et qui ne valent qu’à travers le prix, quantifié ou non, que je suis prêt à payer pour pouvoir en jouir. Enfin, entre le sujet et les objets, précisément, une relation unique qui est une relation d’intérêt subjectif, différente d’un sujet à un autre sujet et d’ailleurs continûment réversible : l’objet qui me promettait une jouissance infinie, hier, ne m’intéressera plus du tout demain, de même que le goût de cette crème au chocolat m’est passé.
La rotation du désir
Car le désir mute. Nous sommes sans cesse menacés par les monstres jumeaux de la frustration lorsque nous échouons à réaliser notre désir et de la satiété, lorsque, à force de se réaliser, notre désir s’anémie et meurt. Il faut donc, pour que le système continue de fonctionner, organiser une rotation du désir de plus en plus rapide, de plus en plus étourdissante, pour maintenir à distance frustration et satiété, en évitant du désir neuf, même si ce désir neuf n’est que du désir ancien à peine ripoliné. De même que les fabricants de smartphones s’échinent à produire régulièrement la version n+1 de leurs petites merveilles, laquelle ne se distingue véritablement de la version n que dans la mesure où elle est la version n+1, notre monde nous repasse en permanence le même désir, sous un packaging différent, escomptant, à juste titre, que nous nous laisserons prendre à la forme pour oublier l’identité du fond.
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La vision du monde que je viens de décrire rend compte d’une multitude de certitudes presque universellement partagées dans notre monde, depuis la conviction que le désir est toujours légitime, dès lors qu’il est majeur et vacciné, jusqu’à l’assurance avec laquelle nous affirmons que nos corps nous appartiennent et que nous pouvons en faire ce que bon nous semble, ou bien jusqu’à l’idée que ce qui me gêne est nécessairement illégitime et doit donc, d’une manière ou d’une autre, s’effacer.
Un regard critique
Quelles conclusions un chrétien peut-il tirer de ce rapide tableau ? D’abord que la société occidentale contemporaine est décidément moins neutre, « tolérante » et « ouverte » qu’elle ne l’affirme et que, en conséquence, plutôt qu’un besoin paniqué de se conformer à son ordre, de peur de passer au choix pour passéiste ou mauvais joueur, elle requiert, au contraire, du chrétien un regard critique, lucide et courageux, à la lumière des Évangiles.
Ensuite, précisément, il faut s’interroger sur la compatibilité de cet ordre, fondé sur l’arbitraire d’un sujet tout puissant et sur la hantise de l’appropriation des choses — toujours plus de choses, toujours plus intensément consommées — avec l’essence même du message chrétien, qui est l’amour, donc le don, la désappropriation voulue de soi au service des autres.