La semaine dernière, une pétition lancée par le sociologue Edgar Morin dans Le Monde demandait aux responsables religieux d’ouvrir largement les lieux de culte aux migrants. Le « droit d’asile » en usage dans les églises au Moyen âge a-t-il du sens aujourd’hui ?D’où vient la tradition du droit d’asile ? Sous l’Antiquité, l’usage est répandu. Dans la Grèce ancienne, le privilège d’inviolabilité (a-sylos : « qui ne peut être pillé, violenté ») était reconnu aux lieux sacrés et à quiconque se trouvait en contact avec eux. Avec l’affaiblissement des croyances, un droit d’asile spécifique fut reconnu par convention à certains grands sanctuaires, mais les Romains étaient a priori hostiles à ce droit.
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Dans la Bible, il est question de « villes de refuge » où s’exerçait le droit d’asile en faveur des accusés d’homicides involontaires. De façon très nette, il n’y a pas de refuge pour les méchants dans la législation israélite (Job 6, 20), mais c’est une exigence de la justice qui s’applique. Si la faute est accidentelle, l’accusé peut se réfugier dans une ville-refuge : celui qui est menacé de mort sans l’avoir mérité doit pouvoir être protégé dans le sanctuaire. L’autel en aucun cas ne peut protéger le coupable. Ainsi, la législation mosaïque réprouve très nettement le droit que les autres peuples pouvaient reconnaître aux coupables à trouver refuge dans les temples, comme si le sanctuaire exerçait une protection magique par lui-même. La prédication morale des prophètes s’opposait à toute conception magique du sacré : l’exigence fondamentale de l’Alliance réside dans la justice. Pour les Hébreux, la protection vient de Dieu, garant de l’alliance, et non de l’inviolabilité d’un lieu comme tel.
Garantir la justice
Dans la tradition chrétienne naissante, de la même manière, les sanctuaires tiennent lieu de garants de la justice. Au cours du IVe-Ve siècle, les évêques et les clercs interviennent de plus en plus souvent en faveur des opprimés et des esclaves fugitifs. Le Code justinien précisera les conditions dans lesquelles peut s’exercer le droit d’asile et d’intercession. « Aux périodes de décomposition de l’État (période mérovingienne, IXe-XIe siècle), l’Église étendra considérablement le droit d’asile : églises et monastères, « sauvetés » construites aux abords de certains lieux de pèlerinage apporteront un remède à l’insécurité générale et à l’état endémique de guerre. »
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Quand le pouvoir politique recouvrera peu à peu ses droits dans l’exercice de la justice, le droit d’asile se précisera. L’usage inconsidéré voire subversif du droit d’asile posait problème. Au temps d’Augustin, la question s’était posée. Des crapules abusaient de la suspension du droit commun dans les sanctuaires. Comme celui des réfugiés, la sécurité de tous et la pureté des sanctuaires devaient être protégées. L’Église qui protégeait du désordre social devenait elle-même source de désordre : impossible !
La leçon de saint Augustin
Pour que « la foule inconsidérée de ceux qui se réfugient à l’abri de la mère Église n’osent rien », Augustin appelle d’abord les fidèles à se sanctifier, autrement dit à se rapprocher de l’Église en rompant avec leur paresse, leur nonchalance et leur propension à se plaindre ! Pour autant, s’agit-il de renoncer au droit d’asile ? Augustin répond :
« Il y a trois sortes de réfugiés. Les bons ne fuient pas les bons, seuls les justes ne fuient pas les justes ; mais ou les injustes fuient les justes, ou les justes fuient les injustes. Mais si nous avions voulu distinguer, afin que soient enlevés de l’église ceux qui font le mal, il n’y aurait pas de lieu où cacher ceux qui font le bien […] Ainsi est-il mieux que les coupables soient à l’abri de l’église plutôt que les innocents en soient arrachés. Attachez-vous à cela : afin que, comme je vous l’ai dit, votre fréquentation en grand nombre, et non la fureur, soit sans crainte. »
Ainsi, le sens de la justice biblique s’applique toujours, mais avec prudence : l’accueil des justes est inconditionnel, même au prix de l’accueil des injustes qui profitent de la situation. Mais la loi morale s’applique toujours. Pour que cela soit possible, il faut que les chrétiens dominent la situation, à moins de succomber au nombre, à leurs faiblesses coupables et à l’injustice à l’égard des plus faibles et des innocents.
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Dans ses relations avec les autorités, l’évêque d’Hippone voudra protéger la liberté de l’Église et sa dignité, c’est-à-dire le sanctuaire de la charité. Aux chrétiens eux-mêmes, il ne demande pas d’exercer la justice à la place des responsables de la cité, mais de garantir l’inviolabilité des sanctuaires. « Pour préserver la dignité de l’Église, celle-ci ne doit pas servir de refuge à des impies qui utiliseraient les lieux saints à des fins sacrilèges » explique le père Jean-François Petit.
Les limites du bien commun
Au fur et à mesure que le pouvoir impérial et royal assurera l’exercice normal de la justice, le droit d’asile sera réglementé et adapté, de telle sorte que le principe soit respecté dans les limites du bien commun de l’Église et de la société. L’histoire montre que dans la tradition chrétienne, la suspension du droit commun que pourrait constituer le droit d’asile n’est pas un absolu comme d’ailleurs aucun droit. Les droits sont soumis aux devoirs. Gandhi disait déjà que les droits sont aux devoirs ce que le Gange est à l’Himalaya, idée reprise par Benoît XVI. S’agissant de l’accueil de l’étranger, le catéchisme de l’Église catholique est très clair sur la question :
« Les nations mieux pourvues sont tenues d’accueillir autant que faire se peut l’étranger en quête de la sécurité et des ressources vitales qu’il ne peut trouver dans son pays d’origine. Les pouvoirs publics veilleront au respect du droit naturel qui place l’hôte sous la protection de ceux qui le reçoivent. Les autorités politiques peuvent en vue du bien commun dont ils ont la charge subordonner l’exercice du droit d’immigration à diverses conditions juridiques, notamment au respect des devoirs des migrants à l’égard du pays d’adoption. L’immigré est tenu de respecter avec reconnaissance le patrimoine matériel et spirituel de son pays d’accueil, d’obéir à ses lois et de contribuer à ses charges » (CEC n° 2241).
Droits et devoirs
L’Église ne constitue pas en elle-même une extraterritorialité sans droit. À l’égard du bien commun, sa mission est de rappeler les normes de la justice avec toute la liberté requise. En pratiquant la charité de manière inconditionnelle, elle ne s’affranchit pas de la loi morale universelle, elle en montre précisément le caractère universel, dans la mesure où la dignité de la personne humaine est universelle. Le respect de la dignité de la personne humaine s’inscrit toujours dans un ordre social qui implique comme premier devoir en société celui de servir sa patrie et de faire progresser le bien commun de celle-ci, ou tout au moins de s’y enraciner par le travail. Ce que dira Simone Weil : « Une civilisation constituée par une spiritualité du travail serait le plus haut degré de l’enracinement de l’homme dans l’univers. » Le premier droit qui en découle est le droit d’exiger des autorités locales que la promotion du bien commun soit telle que les sujets ou les citoyens d’un même pays puissent d’abord demeurer chez eux et participer à son bien commun.
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Le droit d’exil ne vient qu’en troisième rang selon le principe du moindre mal. Quand tout a été essayé pour promouvoir le bien commun d’une famille ou d’une société, et que rien ne semble plus possible, alors le droit d’exil peut naître dans les limites de la prudence. C’est à ce moment seulement que surgit dans le pays d’accueil potentiel le fait d’honorer ou pas un droit d’asile, selon le principe de réciprocité entre les nations. Ce droit d’asile est limité par le bien commun du pays d’accueil.
Avec la participation du Fr. Edouard Divry, op.
Sources :
- Vigouroux, Dictionnaire de la Bible, Letouzey et Ané, 1912.
Paul Poupard (dir.), Dictionnaire des religions, Paris, PUF, 1984.
Jean-François Petit, « La naissance du droit d’asile dans les églises », Itinéraires Augustiniens n° 34.