Etty Hillesum, jeune juive hollandaise, est morte à 29 ans à Auschwitz le 30 novembre 1943. Longtemps dépressive, sinon bipolaire, elle avait entamé une thérapie en février 1941. De manière fulgurante, elle va connaître un parcours de libération intérieure qui la réconcilie avec elle-même avant de l’ouvrir aux autres et à Dieu. Dans ses écrits bouleversants, proches de la mystique la plus pure, elle raconte son itinéraire. La romancière Cécilia Dutter, qui lui a déjà consacré deux ouvrages, publie « Vivre libre avec Etty Hillesum » (Tallandier), un petit livre qui révèle l’étonnante modernité de cette jeune femme engloutie par la shoah, et nous offre de multiples pistes pour nous affranchir de nos servitudes en s’inspirant d’elle. Rencontre.Aleteia : Issue d’une famille déchirée, Etty Hillesum connaît durant des années ce qui pourrait s’apparenter à un syndrome bipolaire, alternant les phases d’exaltation et les séquences de dépression. Quelle est la première étape de sa libération ?
Cécilia Dutter : Il lui a fallu commencer par aller à la rencontre d’elle-même pour s’accepter et enfin s’aimer. Son tourment personnel était, en effet, très profond. Sa rencontre avec le psychanalyste Julius Spier est décisive. C’est lui qui lui apprend à faire la paix avec elle-même avant de s’ouvrir aux autres, puis à Dieu. Grâce à lui, elle accueille la solitude existentielle et l’apprivoise. En descendant en elle-même, elle va goûter la joie profonde d’être pleinement présente au monde. Alors que les nazis accentuent leur persécution, elle ne doute pas qu’elle va mourir mais en acceptant cette échéance, en intégrant l’idée de sa mort au sein de sa vie, elle apprend à vaincre la peur et gagne une liberté insoupçonnable. En cela, elle nous donne de précieux outils de connaissance de soi sur lesquels je reviens dans mon livre pour les développer.
Savoir habiter sa solitude, ce n’est pas une perspective très exaltante de prime abord…
Chacun de nous connaît ce vide intérieur qu’il faut savoir habiter. Certes, nous sommes reliés aux autres mais nous sommes aussi profondément seuls car uniques. Dans le cas d’Etty Hillesum, cette solitude, qui fait partie de la condition humaine, l’angoissait. En témoignent les rencontres amoureuses qu’elle multipliait pour masquer ce vide. Elle ne pouvait le combler que par quelque chose de plus grand que l’amour humain : l’Amour universel et transcendant. Mais elle ne le savait pas encore. En écoutant sa petite voix intérieure, en écartant les vains divertissements de sa vie, elle est parvenue à faire la paix avec elle-même. Et c’est ainsi qu’elle a pu s’aimer, étape nécessaire pour aimer l’autre en vérité.
Où se situe la frontière entre l’indispensable amour de soi et le narcissisme ?
Le narcissisme d’Etty Hillesum était à son comble avant sa thérapie. La multiplication des conquêtes amoureuses lui donnait le sentiment d’une forme de toute puissance alors qu’il s’agissait d’un mécanisme sans fin de réassurance narcissique, que nous sommes toujours nombreux à actionner aujourd’hui, à coups de « like » sur les réseaux sociaux par exemple. Ne parvenant pas à s’aimer, elle cherchait par ces rencontres à se prouver qu’elle était aimable. En développant une saine estime de soi, en s’affranchissant du regard de l’autre, elle a pu expérimenter une liberté nouvelle. Et là encore, son parcours fait singulièrement écho à notre époque où la frénésie consumériste de certains peut parfois dissimuler un manque d’estime de soi profond. Dans mon essai, j’invite le lecteur à s’emparer des clés qu’Etty nous donne dans ses écrits pour grandir en liberté et en vérité.
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En deux années et demie, du début de sa relation avec Julius Spier à sa mort à Auschwitz, Etty Hillesum a connu une évolution fulgurante. Comment a-t-elle réussi à accomplir si vite ce qui demande parfois des années à d’autres ?
On ne peut dissocier son itinéraire du contexte terrible dans lequel elle vivait. Les persécutions antijuives en Hollande étaient d’une intensité effrayante et l’ampleur des déportations a atteint un niveau sans égal. Etty Hillesum s’attend à tout moment à recevoir un ordre de déportation des autorités allemandes ou à être prise dans une rafle. Elle vit ainsi dans une urgence extraordinaire qui explique en partie l’accélération de son parcours. On pourrait faire le parallèle avec une personne qui apprend qu’elle est atteinte d’un cancer sans rémission et qui utilise chacun des instants qui lui reste pour faire la paix avec elle-même, renouer avec les siens, et vivre le plus pleinement possible le présent.
Vous soulignez ainsi qu’elle apprend à savourer avec intensité une bonne tasse de chocolat chaud, ou à contempler dans la joie la beauté d’un cyclamen. N’est-ce pas là une philosophie de la vie un peu plate, qui connaît un fort engouement au travers du développement personnel ?
Au contraire, Etty Hillesum est révolutionnaire sur ce point, qui ne saurait résumer la richesse des enseignements de son journal. À son époque, cette approche est méconnue. Mais surtout, j’en reviens au contexte. Ce qui est inouï, c’est qu’elle soit en mesure de formaliser cette approche du présent au cœur de la tragédie qu’elle subit. Alors que débute la shoah, quand on ne peut ni manger à sa faim, ni circuler librement, ce carpe diem très profond touche au sublime ! Regarder avec admiration une fleur alors que l’on peut être raflée à tout instant, croire en la beauté de la vie quand la mort est omniprésente, ce sont des actes de résistance spirituelle magnifiques.
Dans votre livre, le personnage de Julius Spier apparaît en permanence en filigrane. Que peut-on dire de cette figure, qui fut son thérapeute, puis son amant, puis l’objet d’un amour profond et serein ?
Julius Spier était un juif allemand réfugié à Amsterdam. Psychanalyste, il se réclame de Jung, ce qui n’est pas anodin car ce courant psychanalytique est ouvert au religieux. Spier a d’ailleurs la foi, une foi plus universelle que judaïque. Il émane de lui un fort magnétisme qui impressionne en particulier les femmes qui se pressent nombreuses à ses conférences. Etty Hillesum, bien qu’elle soit beaucoup plus jeune que lui, ne tarde pas à en tomber amoureuse. Lui-même va céder à cette attraction. Mais peu à peu, il va réorienter la passion qu’elle lui voue, de l’eros vers l’agape. Il veut lui faire dépasser l’amour qu’elle porte à un homme en particulier pour l’initier à l’amour de l’humanité toute entière, puis à celui de Dieu. Les lectures qu’il lui conseille – L’Ancien Testament, les Évangiles, saint Augustin, maître Eckhart, mais aussi Rilke, Tolstoï ou Dostoïevski – jouent un rôle fondamental dans la libération intérieure d’Etty Hillesum. Julius Spier est « l’accoucheur de son âme » comme elle le dira.
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Que peut-on dire de la sexualité chez Etty Hillesum ?
La grande liberté sexuelle d’Etty Hillesum en fait une femme très moderne pour son époque. Cette contemporanéité nous la rend proche. Au fond, elle cherchait dans le regard masculin l’amour qu’elle n’arrivait pas à s’accorder. Son comportement change lorsqu’elle apprend à ne plus demander à l’autre ce qu’elle découvre désormais en elle. Elle comprend également qu’elle peut faire vivre l’autre en elle sans le posséder. Quand Julius Spier s’éteint, emporté par un cancer du poumon alors qu’il venait de recevoir son ordre de déportation pour le camp de transit de Westerbork, Etty sait qu’il continuera à vivre en elle par delà sa disparition physique et elle accueille sa mort avec sérénité. C’est l’un des objets de mon livre de permettre au lecteur de s’approprier ces riches enseignements face à la perte d’un être cher et à la souffrance en général.
Le parcours de libération d’Etty Hillesum est balisé d’étapes précises. Après l’acceptation de soi-même, vient le temps de l’ouverture aux autres.
Oui et le vecteur de cette ouverture, c’est l’amour universel et le don total de soi. Elle en témoigne en intégrant volontairement le camp de Westerbork où elle vient assister ses pairs juifs déportés. Déployant des trésors d’empathie et de gentillesse, elle s’emploie à les soutenir. Elle les invite à admirer la beauté des champs de lupins au-delà des barbelés, à conserver la poésie de la vie même dans ces circonstances et à développer leur liberté intérieure. « Mon faire consiste à être là », note-t-elle dans sa correspondance. Sa volonté de briser le cycle de la haine la conduit à comprendre que le mal est logé dans le cœur de chaque individu, bourreau comme victime. La seule façon d’en sortir, à ses yeux, consiste à ce que chacun l’extirpe de lui-même en opposant à la haine un supplément d’amour.
Cette approche est sublime, mais peut sembler aussi naïve. Sans l’usage de la violence, le nazisme n’aurait jamais été éradiqué, peut-on avoir envie d’objecter.
Etty Hillesum n’est pas naïve. Elle sait que les armes son nécessaires pour détruire le nazisme mais ce n’est pas son combat. Elle a voulu endosser le destin du peuple juif jusqu’au bout. Il ne faut pas voir là une renonciation, car elle dénonce haut et fort les crimes nazis, mais un accueil du réel, au sein duquel, même tragique, elle conserve l’idée de la beauté de la vie et de Dieu. Si elle y est parvenue dans ce contexte radical, elle peut vraiment nous servir de guide dans les épreuves que nous rencontrons au quotidien. D’où ce troisième essai sur Etty car il me semblait ne pas avoir suffisamment dit précédemment qu’elle était un maître de sagesse qui nous donne des axes de réflexion sur lesquels je voulais mettre l’accent. Sa seule arme est la résistance spirituelle qui passe par l’expression d’un amour inconditionnel et agissant. Quand on observe les fruits portés par son journal et sa correspondance, on sait à quel point ce choix n’a pas été vain.
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La quête d’Etty Hillesum la conduit à Dieu. Qui est-il pour elle ?
Dieu surgit comme une évidence, en effet. Ce Dieu, elle le trouve en elle, au sein de cette intériorité qu’elle a appris à creuser. Il est immanent et transcendant. Le parcours d’Etty Hillesum aboutit à un point de convergence mystique qui parle aujourd’hui à tous, même aux athées. On retrouve dans sa foi des inspirations judéo-chrétiennes incontestables : son Dieu est incarné ; elle entretient une conversation permanente avec Lui ; elle considère la mort comme un glissement dans Ses bras… Mais c’est aussi parfois un Dieu plus abstrait qui emprunte aux sagesses orientales qu’elle avait lues également. L’influence se fait notamment ressentir dans sa vision cosmique, son sentiment d’appartenance à un grand flux qui la dépasse. Mais, fondamentalement, sa foi est universelle.
Dans l’enfer concentrationnaire, elle écrit cette très belle phrase : « Je vais t’aider mon Dieu à ne pas t’éteindre en moi ». Comment l’interpréter ?
La shoah représente le processus le plus radical d’anéantissement de l’homme. Garder Dieu dans la tragédie de la shoah est un acte de résistance spirituelle héroïque. C’est celui d’Etty. Présent en son âme, elle sait qu’Il y demeure vulnérable tant l’horreur de l’extermination peut faire douter, d’où son souci de L’aider en lui créant un abri en elle. A-t-elle réussi jusqu’au bout ? Nous perdons sa trace après son départ pour Auschwitz, mais je suis persuadée qu’elle y est parvenue !
Etty Hillesum est morte à Auschwitz en novembre 1943 à 29 ans. Jusqu’à l’âge de 27 ans, elle a traversé de terribles tourments intérieurs. Peut-on affirmer pourtant qu’elle a réussi sa vie ?
Etty Hillesum témoigne d’un admirable parcours spirituel. Cette part sacrée et inviolable qu’est la liberté intérieure, les nazis n’ont pas pu la lui prendre. Elle nous apprend comment la cultiver. Paradoxe magnifique : même dans les camps, elle est demeurée libre. Par la richesse des enseignements contenus dans ses écrits, elle démontre que la réussite d’une vie ne s’évalue pas à l’aune de sa durée mais de ses fruits.
Vivre libre avec Etty Hillesum, Cécilia Dutter, Tallandier, mars 2018, 171 pages, 14,90 euros.