Frère Olivier-Thomas Venard, dominicain, vit et travaille à l’École biblique et archéologique française de Jérusalem depuis près de dix-sept ans. Directeur du programme de recherches La Bible en ses Traditions, auteur de deux ouvrages et de plusieurs articles sur la situation en Terre sainte, il répond aux questions d’Aleteia sur l’impact de la position américaine concernant le statut de Jérusalem.Aleteia : Le président américain, Donald Trump, a annoncé, mercredi 6 décembre, que les États-Unis reconnaissaient désormais Jérusalem comme capitale d’Israël. Cette promesse de campagne a déchaîné des violences dans le monde arabe, et la désapprobation générale dans les chancelleries. Quel est le contexte historique de cette annonce ? Comment peut-elle s’expliquer ?
Frère Olivier-Thomas Vénard : On peut essayer de le comprendre de trois façons, aucune n’est très satisfaisante. Du point de vue de Donald Trump lui-même — la décision a été prise semble-t-il contre l’avis de son secrétaire d’État et de son ministre de la Défense — il s’agit de bouleverser la donne, pour faire surgir une nouvelle solution, un meilleur « deal », comme il dirait…
Du point de vue de la politique intérieure, aux États-Unis, le président réalise une promesse faite par ses prédécesseurs, adoptée par le Congrès depuis 1995, et apparaît ainsi comme l’homme qui tient ses engagements. Mais on aurait tort de réduire sa décision à de la politique politicienne. Elle répond à une aspiration religieuse réelle pour des dizaines de millions d’Américains qui se reconnaissent dans la forme de sionisme qui accompagne souvent le « dispensationalisme ». Cette hérésie répandue depuis le XIXe siècle croit pouvoir extraire littéralement de la Bible le scénario précis de la fin des temps.
Pour ses adeptes, l’État d’Israël est l’accomplissement de l’alliance divine avec Abraham et le centre de son action désormais, jusqu’à la « seconde venue » du Christ après la bataille d’Armageddon. Depuis 1967, ils favorisent le rassemblement des juifs en Israël — quitte à ce qu’une grande partie meure dans la bataille finale, selon leur scénario — et s’efforcent de bloquer toute initiative visant au partage de la Terre sainte, qui retarderait inutilement l’accomplissement des prophéties. On comprend pourquoi beaucoup de voix de ces milieux (mais aussi des milieux des colons israéliens de Cisjordanie) ont comparé ces jours derniers Donald Trump et… Cyrus, le souverain perse du Ve siècle avant Jésus-Christ qui sans être lui-même croyant permit aux exilés juifs de revenir dans Jérusalem !
Et du point de vue de la politique extérieure ?
C’est le troisième point de vue, qui est paradoxal : la présidence américaine s’aliène les alliés traditionnels des USA : même le Canada, l’Australie, la Grande-Bretagne ne suivent pas… Les pays musulmans généralement si divisés retrouvent une cause commune. La Jordanie, dont la stabilité est essentielle aux portes d’Israël, est mise en difficulté, puisque le roi est traditionnellement le gardien des lieux saints du Dôme du Rocher-Mont du Temple, ce que l’affirmation de la souveraineté israélienne sur tout Jérusalem pourrait sembler menacer… À l’inverse, il est vrai, on parle de plus en plus d’une relation personnelle nouée entre le prochain souverain saoudien Mohammed Ben Salmane et le président américain Trump. Le premier aurait même demandé il y a plusieurs semaines à l’Autorité palestinienne d’envisager Abu Dis, non plus Jérusalem, comme capitale possible et de se contenter d’un territoire discontinu et d’une autorité limitée sur ce qu’on appellera « État palestinien ». Parallèlement, des officiels israéliens s’expriment dans des médias saoudiens, y décrivant la (menaçante) stratégie d’Israël contre le Hezbollah au Liban… On dirait que dans leur séculaire jalousie contre l’Iran, les Saoudiens sont prêts à régler la question palestinienne a minima.
Peut-on espérer que Donald Trump cherche vraiment à changer la donne sur le terrain pour faire « bouger les choses » ?
Force est de constater que l’apparent immobilisme des dernières décades n’a aucunement fait avancer la cause des Palestiniens, tandis qu’Israël a continué de déployer sa stratégie d’annexion avec constance. Trump concède-t-il le symbole de Jérusalem pour exercer ensuite une pression plus forte sur les Israéliens et leur arracher des décisions acceptables pour les Palestiniens ? Le gendre de Donald Trump, Jared Kushner, lui-même de confession juive, serait en train d’élaborer un plan de paix… Il faut savoir cependant que la moindre concession de territoire aux Palestiniens sera vécue par la base fondamentaliste qu’on a cherché à satisfaire en reconnaissant Jérusalem comme capitale, comme une trahison, un blasphème même. Réintroduire du « religieux » dans un conflit qui est avant tout une question de justice est un jeu dangereux. Bref, il est sans doute trop tôt pour dégager une cohérence dans tout cela.
Quelles conséquences cette décision symbolique peut-elle avoir, en particulier sur le processus de paix ?
D’abord, hélas, des victimes. Une agitation est apparue dans les territoires, et un journal israélien comme Haaretz a déjà évoqué des centaines d’hospitalisation, et hélas plusieurs victimes de la répression des manifestations. Certes, les conditions d’une intifada ne sont pas là, car les Palestiniens ont tiré les leçons de la disproportion des forces ; ils sont divisés et plus de 40 000 jeunes hommes des Territoires subviennent aux besoins de leurs familles en travaillant comme journaliers en Israël… Quant au « processus de paix », disons-le tout net, le mot ne recouvre plus grand chose depuis longtemps : la question du tracé des frontières israéliennes, par exemple, n’a jamais été abordée avec le sérieux qu’on aurait attendu si le but avait jamais été d’établir deux États voisinant paisiblement. Le contenu des « négociations » s’est peu à peu réduit à l’harmonisation des mesures de sécurité prises pour éviter la violence ou les attentats et maintenir l’ordre… ce qui a eu pour effet pervers de discréditer un peu plus les officiels palestiniens ressentis par leur peuple comme « collaborateurs » de l’armée d’occupation.
S’agissant des perspectives de paix, on peut faire deux interprétations de la nouvelle position étatsunienne. La première préserve la « solution à deux États » comme on dit : l’Administration américaine a déjà dit que le mode d’exercice de la souveraineté israélienne dans les différentes parties de Jérusalem devra être négocié par toutes les parties ; Israël a déjà annoncé qu’il ne remettait aucunement en cause le statut des lieux saints, en particulier.
La seconde est plus cynique. Les États-Unis savent que, pour Israël, c’est Jérusalem indivise qui est la capitale, absolument pas partageable avec les Palestiniens. Et qu’en fait, la solution à deux États est morte, qu’il faut passer à autre chose. Ce qui se réalise est un scénario décrit il y a longtemps par Ariel Sharon : l’annexion israélienne des territoires de la Méditerranée au Jourdain, accompagnée d’« accords intérimaires de longue durée » avec des leaders palestiniens dans les poches où ils auront été réduits, qui éviteront à Israël de prendre soin de ces populations.
Comment voyez-vous évoluer la situation ?
Ce qui me frappe maintenant, comme observateur depuis près de dix-sept ans, c’est la distance constante entre le discours officiel sur le problème et la réalité. Constituer deux États est impossible sur le terrain depuis longtemps, tant les implantations israéliennes croissent et se multiplient. Les populations et les économies israéliennes et palestiniennes sont imbriquées… Ni Israël (sur qui retomberait le poids de la population palestinienne, aujourd’hui entretenue par la communauté internationale) ni les leaders palestiniens (qui profitent largement du système) ne veulent d’un État binational et pourtant c’est ce qui semble advenir sur le terrain. Cela commencera sans doute avec de fortes inégalités, voire une espèce de régime de « séparation » pour les poches de population palestinienne. Solution évidemment impure et scandaleuse au regard du droit international, mais solution quand même dans la mesure où elle permettrait aux gens de vivre, de faire des affaires, etc. Peut-on espérer qu’alors, les consciences finissent par se réveiller ?
Au cœur de cet imbroglio, l’Église catholique n’est pas muette. Le Pape appelle au respect du statu quo de la ville : est-ce une condition nécessaire à une solution de paix durable entre Israéliens et Palestiniens ?
Le Vatican, grand témoin du droit international, s’en tient la résolution du 20 août 1980 du Conseil de sécurité de l’ONU qui condamnait la proclamation de Jérusalem capitale « une et indivisible » par Israël. Dans son appel pour la Ville sainte du 6 décembre, notre pape François appelle à la sagesse. La position du Saint-Siège est que toute revendication exclusive — qu’elle soit religieuse ou politique — est contraire à la « logique véritable de l’identité de la Ville ». L’annexion de Jérusalem-Est est exclue, et l’Église ne se satisfera pas d’une « simple extraterritorialité des lieux saints, avec l’assurance que les pèlerins aient la liberté de les visiter sans entraves ». Mgr Tauran a rappelé que le « caractère sacré » de Jérusalem ne se restreint pas aux monuments « comme s’ils étaient séparés les uns des autres ou isolés dans leur communauté respective » mais « affecte Jérusalem dans sa totalité, ses lieux saints comme ses communautés avec leurs écoles, leurs hôpitaux, leurs activités culturelles, sociales et économiques ».
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Le pape François appelle à respecter “le statut de Jérusalem”
Faudrait-il essayer de raviver l’idée d’un « corpus separatum » de la Vieille Ville, où se trouvent les plus importants lieux saints et qui serait placée sous contrôle international ?
Elle fut proposée lors du premier plan de partition refusé à l’époque par les pays arabes. Le Jewish Lobby for Peace, dans les années 2000 travaillait sur le concept « Sovereignty Belongs to God » proposé par le roi Hussein de Jordanie en son temps…
Plus que jamais en tout cas, la mission des catholiques doit être à la (ré)conciliation. Comme le rappelait récemment la commission Justice et Paix de l’Assemblée des ordinaires catholiques de Terre Sainte, « l’Église a ses propres valeurs et critères pour définir sa position dans une situation de conflit, comme celui qui prévaut en Israël-Palestine. Aucun discours politique spécifique, aucune position particulière de parti ni aucune option idéologique n’est contraignante pour l’Église. Toutefois, dans le même temps, l’Église ne peut ignorer les injustices fondamentales ou les actions qui mettent en danger la paix et le bien-être de la personne humaine. » C’est son défi : comment être de l’huile dans les rouages plutôt que de l’huile sur le feu ?
Propos recueillis par Philippe de Saint-Germain.
Pour aller plus loin :
Olivier-Thomas Venard op, Terre de Dieu et des hommes : écrits de Jérusalem, 2000-2012, Artège, 2012.
Sur le dispensationnalisme, le site de David Vincent, chercheur associé à La Bible en ses Traditions, doctorant sur le dispensationalisme.