Dans sa bouche, la remarque n’est assurément pas polémique. Pourtant, dans la France actuelle, la durée mentionnée sonne drôlement. En septembre 2024, le père abbé de Solesmes, dom Geoffroy Kemlin, au détour de considérations sur la paix dans la spiritualité bénédictine, dit aussi : "La liturgie est au cœur de notre vie de moine, nous y passons 35 heures par semaine." 35 heures ? Pour une prière, c’est beaucoup. Pour un travail, c’est la durée légale. Mais dans le cas des moines, c’est une vocation. "La prière spécifiquement juive et chrétienne, dont le modèle nous est fourni par les psaumes bibliques et les prières liturgiques […] se distingue de toutes les autres en ce qu’elle est essentiellement une réponse à la Parole de Dieu. Son principe est donc la foi en cette parole", explique Louis Bouyer à propos de la prière dans son Dictionnaire théologique. Les moines peuvent passer de si nombreuses heures à prier Dieu parce qu’ils ont toute confiance. Est-ce utile, les moines sont-ils productifs ? "Le problème central de l’efficacité de la prière, continue le théologien, s’éclaire […] par le fait que, tout demeurant suspendu à la seule et toute-puissance de Dieu, sa Parole nous révèle qu’il a fait un monde de créatures libres pour les associer à la réalisation de ses desseins, si bien qu’il a comme suspendu lui-même leur accomplissement, dans une certaine mesure, à la supplication que nous ferions monter vers lui pour cela."
Une veille pour le monde
La contemplation, la participation aux offices, ne modifie pas le plan de Dieu, mais elle permet aux moines, et à tous ceux qui prient, de s’associer à la réalisation de l’œuvre de Dieu en ce monde. Par sa gratuité, elle montre à tous que la matière n’est pas la fin de l’existence mais que l’aspiration intérieure de tout homme est surnaturelle, "la vie qui se veut intégralement liturgique est icône présente d’une éternité à la mesure de l’homme", ajoute le philosophe Jean-Yves Lacoste. Prier consiste à vivre de la vie même, de la vie éternelle. "Adorer, c’est confesser et adhérer personnellement à notre identité la plus profonde qui est celle d’être enfants de Dieu", poursuit l’abbé bénédictin. De sorte que l’oraison n’est pas un loisir réservé à celui qui s’écarte du monde marqué par le péché. Certes à l’écart, le moine vit pourtant le combat de la conversion et la nécessité de l’ascèse.
Tout le monde n’a pas la possibilité de prier 35 heures par semaine, même celui qui pressent la beauté de la chose. Dans les monastères, moines et moniales assurent par leur prière, dans la communion des saints, une sorte de veille pour le monde et une œuvre de substitution. L’Église, dans leur vocation, leur confie la mission de rester présent à Dieu comme en délégation pour tous les hommes, pour louer Dieu en lieu et place de ceux qui ne le font pas ou le font peu. 35 heures, pour relier l’humanité à l’éternité.