Contre toute idéalisation irénique, l’Église propose comme Évangile pour la fête de la Sainte Famille un moment de crise : la fugue de l’adolescent Jésus lors du pèlerinage annuel de ses parents à Jérusalem. La famille, c’est merveilleux, bien sûr, mais enfin c’est surtout la crise permanente, même quand l’enfant s’appelle Jésus ? Le fait est qu’entre les conditions rocambolesques de la conception de l’enfant-Dieu, les révélations inquiétantes de la présentation de Jésus au Temple, et entre les deux, la fuite en Égypte, la vie familiale de Marie et Joseph ne connaît aucun répit. Aujourd’hui, donc, Jésus fugue. Joseph pourrait emprunter au prophète Isaïe ces mots qui sont de Dieu à propos du peuple qu’il s’est choisi : "Cieux écoutez, terre prête l’oreille, car YHVH parle. J’ai élevé des enfants, je les ai fait grandir, mais ils se sont révoltés contre moi" (Is 1, 2). Si même pour Dieu les affaires de famille sont compliquées…
Il y a quelque chose qui cloche
Jésus fugue ? Après trois jours de recherche, où peut-être ils l’ont cru mort, on le retrouve vivant. Une mort et une résurrection qui en annoncent d’autres. Et dans les deux cas, l’attente, douloureuse, pour Marie qui a vécu les deux événements. D’une certaine manière, les parents d’un enfant sont toujours entre une mort et une résurrection, toujours dans l’angoisse. Où Joseph et Marie retrouvent-ils finalement Jésus ? "Dans le Temple, assis au milieu des docteurs de la Loi ; il les écoutait et leur posait des questions, et tous ceux qui l’entendaient s’extasiaient sur son intelligence et sur ses réponses" (Lc 2, 46-47).
Dans cette discussion étrange, qui interroge ? Et qui répond ? Quel que soit le sens dans lequel on tourne les choses, il y a quelque chose qui cloche. Origène commente : "Jésus agit ainsi pour donner l’exemple de la soumission et de la déférence qui convient aux enfants, et leur apprendre la conduite qu’ils doivent tenir, fussent-ils doués d’une sagesse et d’une science supérieures à leur âge. Ils doivent écouter leurs maîtres plutôt que de chercher à les instruire et à se produire par un sentiment de vaine ostentation". Et Bède précise : "Pour montrer qu’il était homme, il écoutait modestement des docteurs qui n’étaient que des hommes ; mais pour prouver qu’il était Dieu, il répondait à leurs questions d’une manière sublime."
Hiérarchiser les affaires de Dieu
De quoi discutaient donc Jésus et les docteurs de la Loi ? On n’en sait rien. Mais puisqu’il est question dans tout cet épisode du conflit supposé entre les vertus familiales et la nécessité d’être aux affaires de Dieu, il n’est pas totalement gratuit d’imaginer qu’on discute le She’ma Israel, cette prière fondamentale du peuple juif, qui articule justement les deux dimensions. Plus tard, Jésus lui-même montre que la famille est toute relative à l’observance de la volonté de Dieu : "Voici ma mère et mes frères. Quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là m’est un frère et une sœur et une mère" (Mc 3, 34). La famille de sang est importante, mais relative par rapport à celle que crée le lien avec Dieu.
Le Sche’ma Israel enseigne donc à hiérarchiser, même dans une famille de sang. D’abord les affaires de Dieu, qui priment tout : "Écoute, Israël : YHVH notre Dieu est Un ? Tu aimeras YHVH ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton pouvoir. Que ces paroles que je te dicte aujourd’hui restent dans ton cœur ?" Puis la transmission dans le cadre familial : "Tu les répèteras à tes fils, tu les leur diras aussi bien assis dans ta maison que marchant sur la route, couché aussi bien que debout ; tu les attacheras à ta main comme un signe, sur ton front comme un bandeau ; tu les écriras sur les poteaux de ta maison et sur les portes" (Dt 6, 4-9).
Comment une famille est sainte
Voilà comment une famille est sainte. Dans le judaïsme, c’est le père — et par extension, la mère — qui communiquent la foi en Dieu. Le rôle principal des parents est de transmettre l’amour de Dieu, d’enseigner à l’écouter dans sa Parole. On ne délègue pas cela à des professionnels — un prêtre, un rabbi, un docteur de la Loi —, parce que la communication de la foi est ce qui fait l’essence même de la paternité et de la maternité puisqu’en donnant Dieu, on donne la vie.
Le détail du She’ma Israel est d’ailleurs intéressant : la Parole de Dieu doit être transmise aux enfants en tout lieu et en tout temps ("assis dans ta maison aussi bien que sur la route, couché aussi bien que debout"), de manière à informer leur agir ("tu les attacheras à ta main comme un signe") et, en amont, leur pensée ("sur ton front comme un bandeau"). Et cette parole de Dieu n’est pas cantonnée à la sphère privée, puisqu’elle est écrite "sur les poteaux de ta maison et sur les portes", c’est-à-dire à l’interface entre le foyer et le monde extérieur.
La responsabilité des parents
Et cela reste vrai en régime chrétien. Saint Augustin n’hésite pas, d’ailleurs, à comparer la responsabilité des parents dans leur famille, en matière de foi, à celle de l’évêque pour son diocèse. La comparaison entre le foyer familial et l’Église est d’ailleurs faite explicitement par saint Jean Chrysostome : "C’est une petite Église que la maison". Il exhorte tout parent : "Fais de ta maison une Église".
Le concile Vatican II reprend donc un enseignement traditionnel lorsqu’il dispose : "Dans la famille, comme une Église domestique, que les parents par la parole et par l’exemple soient pour leurs enfants les premiers annonciateurs de la foi" (Lumen gentium, 11.2). En la matière, il n’y a pas de délégation de responsabilité, car cette responsabilité est confiée par Dieu lui-même : "Cette mission d’être la cellule première et vitale de la société, la famille elle-même l’a reçue de Dieu. Elle la remplira si par la piété de ses membres et par la prière faite à Dieu en commun, elle se montre comme un sanctuaire domestique de l’Église" (décret Apostolicam actuositatem, 11.3).
Un lieu de communion et de liberté
Ce thème de la famille comme "cellule première et vitale de la société" est à double tranchant. Est-ce une cellule de prison, ou une cellule monastique ? Trop souvent, les chrétiens reprennent ce thème sans se rendre compte que sa note de protection chaleureuse sonne à certaines oreilles blessées comme une note d’enfermement — pour ceux qui sont à l’intérieur — et d’exclusion — pour ceux qui sont à l’extérieur —. Pour que la famille ne soit pas la cellule d’une prison, ni même une cellule monastique car à trop vouloir bien faire, certains parents chrétiens fervents dégoûtent à tout jamais leurs enfants de la vie chrétienne, la famille doit devenir un foyer de communion, une pépinière de saints.
Si la Parole de Dieu est placée en son centre, si elle est vraiment une mikro-ekklesia, une ecclesiola, avec ce que cela suppose de diversité des charismes, de liberté de parole, sur fond de commune appartenance et de commune adhésion à un même dépôt révélé qu’est la foi de l’Église, alors la famille cesse d’être le lieu du conformisme, de la pesanteur mimétique, des jalousies, des rancœurs, à même de justifier le cri de Gide dans les Nourritures terrestres : "Famille, je vous hais". Ou plutôt, la famille est tout cela, ou risque toujours de l’être, pourquoi le nier ? Dieu ne s’adresse pas à des familles parfaites de couverture de magazine… Mais tout cela illuminé, transformé, progressivement, petitement, pas à pas, par la charité. Et c’est ainsi que la famille est sainte.
Lectures du dimanche de la Sainte Famille :