Un académisme un peu trop léché
On se souvient que Jean XXIII, lorsqu’un journaliste lui demanda ce qu’il attendait du concile Vatican II, alla ouvrir une fenêtre. On suppose que la scène finale du film s’inspire de l’anecdote. Deux heures pour en arriver là, cela peut sembler long, mais si cela donne l’impression de visualiser un peu un conclave avec visite guidée de la chapelle sixtine, pourquoi pas ? Si le film était muet, on pardonnerait donc volontiers l’académisme un peu trop léché de cette mise en images des bruits de couloirs.
Le problème est que Conclave n’est pas un film muet et que ses cardinaux parlent. Ils parlent et toutes leurs phrases doivent permettre de distinguer les conservateurs très méchants — légère circonstance atténuante pour les Africains — et les réformateurs très gentils. Le héros du film, le cardinal Laurens, joué par Ralph Fiennes, synthétise en quelques mots la fine pointe de la théologie du réalisateur allemand, Edward Berger : "Nous devons être tolérants." Suivent bien sûr des gros plans sur les visages très mécontents des conservateurs, apôtres de l’intolérance, on l’a compris. Pour épaissir son slogan creux, le cardinal fait part de sa longue expérience : "Et après de nombreuses années au service de notre mère l’Église, je peux vous dire que j’ai appris à redouter un péché bien plus que tous les autres (silence dramatisant) : la certitude."
Cette odieux péché de la certitude
Catholiques qui croyez en Dieu, qui voyez dans le Christ un bon berger, qui lui offrez votre vie dans la confiance, qui écoutez ses paroles de vie éternelle, honte à vous ! À côté de votre péché de certitude, tous les autres péchés ne sont rien. Bizarre que le scénariste accusateur ne voie pas à quel point il disculpe ainsi, sans le vouloir, les clercs de leurs crimes les plus sombres.
Contre cette odieuse certitude, "l’ennemie mortelle" de la tolérance, le cardinal, sans surprise, fait le sempiternel éloge du doute. Le doute, cela va de soi, est supposé amener à une Église plus évangélique, car moins sûre d’elle. On aimerait connaître les passages des Évangiles où le Christ invite à douter. N’est-ce pas plutôt la foi qu’Il demande aux hommes ? "Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté ?" dit-il à saint Pierre. Le réalisateur a-t-il eu accès à une nouvelle traduction qui dise "homme de peu de doute, pourquoi as-tu cru" ? Le cardinal qui rêve d’un pape qui doute n’a pas l’air effleuré par l’idée que, si les apôtres avaient comme lui fait de la certitude le pire des péchés, les Évangiles ne lui seraient jamais parvenus. Peut-on transmettre avec ferveur les paroles d’un être dont l’existence même nous semble incertaine ?
Tous les clichés de l’esprit du monde
Finalement, Ralph Fiennes joue des rôles moins variés que ce qu’il croit. Après Voldemore dans Harry Potter, il a sans doute cru changer de registre en jouant un cardinal à l’humilité évangélique. Ce serait vrai dans un film muet, car son visage fatigué d’homme de pouvoir aspirant à la vie monastique n’a rien d’un sourire séducteur et maléfique. En revanche, quand il déclare que la certitude est l’ennemie mortelle de la tolérance, le Mal n’est pas si loin qu’il le pense : son discours est celui de l’Antéchrist.
Donner le maximum de force visuelle aux clichés de l’esprit du monde, tel est au fond le projet de Conclave. À l’image, le réalisateur filme des portes ; dans le texte, il enfonce des portes ouvertes. Tout au long du film, on entend au premier degré un discours presque identique à celui que Philippe Muray, il y a vingt ans, mettait ironiquement dans la bouche de tous ceux qui s’étranglaient devant l’élection de Benoît XVI. Ceux-là rêvaient d’un pape élu par le magistère de l’opinion publique, converti "à la vraie religion révélée : celle du Moderne en majesté" : "Un pape qui dégraisse la doctrine, dépoussière le Vatican, se batte pour la légalisation de l’euthanasie, prenne fermement position en faveur de la procréation assistée comme pour le mariage des prêtres et l’ordination des femmes […]. Un pape comme la société moderne. Un pape identique à celle-ci, tellement semblable à elle et aux éloges qu’elle tient sur ses innombrables métamorphoses qu’on ne l’en distinguera plus le moins du monde." Le monde en a rêvé, Conclave l’a fait. Il y eut "Femme des années 80", voici "Pape des années 2020".
Un dernier quart d’heure grotesque
Peut-on évoquer le dénouement sans rien révéler ? Contentons-nous de faire nôtres les mots d’un critique de cinéma : "Et je ne dirai rien de la fin où il y a une sorte de génuflexion à l’égard de la mode et des tendances actuelles qui est absolument à la fois invraisemblable et sidérante." Qui parle ? Un conservateur chez qui la certitude tue toute tolérance ? Non, Laurent Delmas, le spécialiste de cinéma de France Inter, peu connu pour son indulgence envers l’Église. Même des anticléricaux séduits par le propos sont contraints de nuancer leur éloge pour ne pas se discréditer. Ainsi Marianne, qui conseille pourtant le film, est forcé d’admettre un "dernier quart d’heure grotesque". Dès lors, le doute n’est plus permis : le cinéaste n’aurait jamais dû doter ses personnages de la parole.
Edward Berger est allemand. Ici ou là, il attaque lourdement son compatriote Benoît XVI sans le nommer (passé nazi et tirade contre le relativisme). On suppose que le film sera largement diffusé pour illustrer les combats du chemin synodal en Allemagne, comme un nouveau catéchisme de la fenêtre ouverte qui fait entrer l’air du temps. On ne sait s’il fera avancer la cause qu’il défend. À nos yeux, il donne surtout envie de revoir l’Habemus papam de Nanni Moretti. Pas plus complaisant que Conclave avec l’Église romaine, le film de Moretti donne à voir un Michel Piccoli magnifique en cardinal dépassé par sa charge et, surtout, il a le mérite de ne pas être plombé par l’esprit de sérieux et la lourdeur du message moderne à faire passer. Pour voter dans un conclave, l’élection de Josef Ratzinger a démontré qu’il pouvait être judicieux de préférer un Allemand à un Italien. Pour filmer un conclave, en revanche, la comparaison d’Edward Berger et de Nanni Moretti démontre qu’à ce jour, il vaut mieux en rester à un Italien.