On n’aimerait n’avoir à dire ou à entendre que des discours de mariage, mais l’heure des oraisons funèbres arrive toujours. Qu’elles soient solennelles ou parodiques, elles aiment signaler notre cécité trop humaine devant l’évidence de la fin. Au XVIIe siècle, Bossuet le notait dans son Sermon sur la mort : "On n’entend dans les funérailles que des paroles d’étonnement de ce que ce mortel est mort. Chacun rappelle en son souvenir depuis quel temps il lui a parlé, et de quoi le défunt l’a entretenu ; et tout d’un coup, il est mort. Voilà, dit-on, ce qu’est l’homme ! Et celui qui le dit, c’est un homme ; et cet homme ne s’applique rien, oublieux de sa destinée ! Ou s’il passe dans son esprit quelque désir volage de s’y préparer, il dissipe bientôt ces noires idées ; et je puis dire, Messieurs, que les mortels n’ont pas moins de soin d’ensevelir les pensées de la mort que d’enterrer les morts mêmes." Dans leur lucidité frisant l’humour noir, les mots de Bossuet nous offrent un dessillement salutaire, mais un peu amer.
Notre aveuglement face à la mort
Dans un registre très différent, Jean Rochefort ne rit pas moins de notre aveuglement face à la mort dans Le Retour du grand blond, le film d’Yves Robert, lorsqu’il prépare l’oraison funèbre de François Perrin-Pierre Richard : "François Perrin, tu paraissais éternel !" À son adjoint qui lui demande s’il n’en fait pas un peu trop — il s’agit d’un faux enterrement —, Rochefort répond : "Non. C’est con, mais c’est pas trop." Rappeler aux hommes qu’ils mourront a, de fait, une indéniable portée pédagogique et spirituelle, que les crânes des Memento mori illustrent depuis l’Antiquité. Les hommes s’étonnent beaucoup de mourir, remarquait joliment Henri Bosco, parce qu’ils ne s’étonnent pas assez de vivre.
Il n’est pas absurde, toutefois, de prendre un instant la défense des aveugles qui oublient que la fosse est commune, quelle que soit la beauté du tombeau. Croire que celui qu’on aime ne mourra pas relève peut-être moins de la désinvolture que de l’émerveillement devant l’intensité d’une existence, moins du divertissement que de l’éblouissement devant la force d’une présence. Est-il vraiment étonnant ou ridicule pour un enfant de croire ses parents immortels ? N’a-t-il pas des raisons de penser que ceux qui lui ont donné la vie possèdent quelques secrets pour éviter la mort ? Il est des êtres dont le visage contient déjà pour nous tant de vie éternelle qu’on peine à croire qu’ils connaîtront le sort commun. S’il nous est permis de personnaliser la réflexion, est-ce risible pour un fils de croire immunisé contre les ravages du temps l’homme qui lui appris à faire du vélo, qui l’a mené sans fatigue au sommet des montagnes, qui a déjoué toute sa vie les pronostics des médecins, qui continuait à s’enthousiasmer pour La Chartreuse de Parme à la quatrième lecture, qui parvenait encore à danser avec ses petits-enfants à plus de quatre-vingt-quinze ans... Tout être rayonnant n’offre-t-il pas quelques circonstances atténuantes à celui dont la frivolité étonne Bossuet et fait rire Jean Rochefort ?
Faire le deuil de ses parents
Devenir adulte, dira-t-on avec raison, consiste justement à faire le deuil de ses parents, sans qu’il soit besoin pour cela de sortir l’artillerie psychanalytique du meurtre du père. Spirituellement, pour tous ceux qui ont eu la grâce d’une longue et belle présence paternelle, il vient sans aucun doute un temps où il faut apprendre à dire Notre Père sans l’appui d’un visage terrestre de la paternité. Que Bossuet et Jean Rochefort aient néanmoins quelque indulgence pour ceux qui, au moment du deuil, ne s’empressent pas de trouver normal que ce mortel soit mort.