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Ingénieurs sans lettres

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Henri Quantin - publié le 30/10/24
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Un bon ingénieur doit-il savoir maîtriser sa langue ? Pas sûr ! déplore l’écrivain Henri Quantin, qui découvre ces écoles supérieures ne voyant pas l’intérêt de recruter des étudiants sachant écrire.

"Puissance Alpha !" On pourrait penser à une lessive, à une décapotable, à un mâle piétinant le Deuxième sexe ou à une nouvelle idée d’évangélisation, mais il s’agit d’un concours donnant accès à une vingtaine d’écoles d’ingénieurs après le bac. Malgré le nom donné, on semble y préférer les chiffres aux lettres, à moins qu’alpha ne suggère que connaître l’alphabet peut suffire pour faire des études scientifiques et qu’il ne sera exigé d’aucun candidat d’associer plusieurs lettres pour composer des mots. De fait, la direction du concours a annoncé la suppression de l’épreuve écrite de français en 2025. Plus que de français, il s’agissait de "Compétence linguistique et logique verbale (CLLV)", testées en quarante-cinq minutes dans un Questionnaire à Choix Multiples. Ainsi, pour compléter la phrase "Les compagnies pétrolières [...] cette rente fossile", vous gagnez un point si vous choisissez la réponse "pourraient utiliser" plutôt que la réponse "pourraient utilisé" (annales 2022). Pas de quoi trembler, a priori, mais la direction a constaté "que cette épreuve pouvait être anxiogène pour les candidats". 

"Socialement discriminant"

On n’imagine pas à quel point la différence entre l’infinitif et le participe passé augmente la consommation d’anxiolytiques dans notre pays. Le trou de la Sécu, c’est sûrement encore un coup de l’orthographe ! À ce régime, il va de soi qu’il faudra bientôt supprimer tous les concours, puisqu’ils créent par définition la crainte de rater, à peu près d’ailleurs comme toute activité humaine dotée d’un enjeu. Anxiogènes, un entretien d’embauche, une déclaration d’amour, une grossesse et, plus banalement, une correspondance SNCF ou la cuisson d’un œuf mollet.

Non content d’œuvrer à la santé mentale de nos concitoyens, Puissance Alpha lutte évidemment aussi pour un monde plus juste. L’épreuve de français, apprend-on, "pouvait être socialement discriminante". Terrible accusation involontaire contre l’école de la République : cela signifie que, pour un élève de dix-huit ans, quinze années sur les bancs de l’Éducation nationale n’ont rien changé à une éventuelle situation familiale défavorable. Indépendamment du milieu de naissance, le travail ne suffit-il vraiment pas à un bachelier à savoir s’il faut écrire "Ces milliards ont été investis" ou "Ces milliards ont été investi" ? (concours 2022 encore).

Étendre l’ignorance

L’ignorance, nul ne le niera, est discriminante, mais l’idée que c’est en l’étendant à tous qu’on créera des concours plus justes est pour le moins étonnante. Réformer en faisant de l’erreur la norme ou même en niant la différence entre le juste et le faux, telle est désormais la méthode constante de ceux qui prétendent lutter contre les discriminations. L’école a longtemps eu pour ambition de donner accès à la connaissance au plus grand nombre ; le rêve actuel est-il de faire de l’analphabétisme la chose du monde la mieux partagée, voire un progrès social et un droit acquis ? La direction de Puissance Alpha pourrait méditer une réplique des Quatre cents coups, le film de François Truffaut qui constitue le premier volet des aventures d’Antoine Doisnel. La mère d’Antoine, peu édifiante par ailleurs, tente de raisonner son cancre de fils ainsi : "Je sais bien qu’à l’école on apprend des tas de choses inutiles, l’algèbre, la science, ça sert à peu de gens dans la vie, mais le français, hein, le français, on a toujours des lettres à écrire." Loin de nous l’idée d’appliquer sans réserve cette leçon maternelle à l’entrée dans une école d’ingénieur, où la science est chose fort utile. Néanmoins, attendre d’un candidat une certaine connaissance de sa propre langue ne paraît guère incongru, d’autant que l’épreuve d’anglais est, quant à elle, maintenue. Pas de discrimination sociale, vraiment, entre ceux que leurs parents ont envoyé un an à Londres et ceux qui n’ont jamais quitté leur village du Cantal ?

Écrire une lettre

Écrire une lettre, ce pourrait être une bonne épreuve de français pour bien des concours scientifiques et cela remplacerait opportunément les QCM de "Compétence linguistique". Car, il faut bien l’admettre, celui qui consulte les annales de Puissance Alpha ne peut guère regretter la suppression annoncée : les textes qui y servaient de support à l’exercice étaient dépourvus de toute grâce et inaptes à donner à qui que ce soit le goût de la langue. La "logique verbale" exigée était plus celle d’un robot que celle d’un roseau pensant. 

Écrire une lettre. Cela suppose d’adapter son niveau de langue à une situation particulière, de tenir compte de son destinataire, d’être capable, selon les cas, d’expliquer avec clarté, de blâmer avec justice, de louer avec enthousiasme, de remercier avec délicatesse, de réclamer avec tact, de présenter des excuses avec conviction... Bref, faire écrire une lettre à des futurs ingénieurs permettrait, selon une formule qui apparaît de plus en plus souvent sur les écrans d’ordinateur, de "vérifier que vous êtes un humain" ; les cases d’un QCM le garantissent moins. Devant une lettre humainement écrite, le jury pourra même, s’il y tient, être indulgent pour les fautes d’orthographe.

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