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“Tous les hommes sont coupables” : l’inattendu retour du péché originel

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Manifestation à Toulouse lors de la journée internationale de la femme, le 8 mars 2022.

Paul Airiau - publié le 28/09/24
C’est désormais un argument convenu : quand une femme est victime d’un viol, tous les hommes sont coupables, même s’ils sont individuellement innocents. Comment la culpabilité est redevenue un moteur de la pensée politique ? Les explications de l’historien Paul Airiau.

Réfléchissant dans une tribune au Monde le 19 septembre 2024 à ce que le procès de Philippe Pélicot et de ses co-accusés à Mazan apprenait de la domination masculine, la philosophe Camille Froidevaux-Mettrie argumentait à partir d’une observation socio-historique : les femmes vivent structurellement selon une logique de honte, inculquée et entretenue par toute une série de processus sociaux, depuis la prime enfance jusqu’à la mort. Or, estimait-elle, il est désormais nécessaire que les hommes aient honte, de ce que font d’autres hommes et de qu’ils laissent faire : "Que ceux qui n’ont pas honte et ne se sentent coupables de rien comprennent que leur innocence individuelle n’est pas un argument. Oui, tous les hommes sont coupables : coupables de refuser de s’éduquer pour comprendre la dimension systémique des violences sexuelles, coupables de ne pas prendre part à nos combats, coupables de ne pas avoir honte, d’être restés, jusque-là, des indifférents ordinaires."

Quand la sociologie fait la morale

Il est dans cette assertion d’une culpabilité masculine universelle deux éléments à relever. Le premier, c’est le passage d’une observation socio-historique à un jugement moral, soit un changement d’ordre et non seulement de registre. Le point de départ est une analyse de la réalité sociale, qui renvoie à ce que toute science sociale peut établir, sans se poser la question de la justice ou de la vérité, si ce n’est indirectement par la dénaturalisation de cette réalité et la mise en évidence de son historicité et de son artificialité. (Nulle situation sociale n’est ontologiquement juste ou vraie : elle est éventuellement posée comme cela, mais, comme elle pourrait être toute autre, elle n’est que relative.) Le point d’arrivée est une évaluation morale, qui tient pour préexistante et évidente l’existence d’un bien et d’un mal, et qui juge la valeur des individus en fonction de leur contribution au bien et de leur rejet du mal.

Les hommes sont tous coupables même si nombre d’entre eux sont individuellement innocents. Ce qu’ils n’ont pas fait et ce qu’ils ont fait les condamne, leur culpabilité étant révélée par leur non-participation à l’émancipation féministe.

Ce passage de l’ordre de la sociologie à l’ordre de la morale, sans nulle transition, n’est pas argumenté. Certes, il y a belle lurette que les sciences sociales ne croient plus à l’objectivité absolue de la connaissance, notamment celle critique de la société, et qu’ils mobilisent des savoirs situés au service d’émancipations revendiquées — donc d’un bien. Malgré tout, le consensus entre praticiens des sciences humaines est loin d’être total sur ces questions épistémologiques. Il demeure non évident qu’il puisse y avoir facile articulation entre compréhension critique de la réalité sociale et jugement de valeur sur cette même réalité.

Les hommes sont tous coupables

Le deuxième point à relever, c’est que l’argumentation recrée le péché originel et les différentes modalités du péché — en pensée, en parole, par action et par omission. Les hommes sont tous coupables même si nombre d’entre eux sont individuellement innocents. Ce qu’ils n’ont pas fait et ce qu’ils ont fait les condamne, leur culpabilité étant révélée par leur non-participation à l’émancipation féministe. Ce n’est plus la Loi, comme chez saint Paul, qui enferme dans le péché et révèle donc la culpabilité. C’est le combat féministe auquel on ne participe pas. Ce n’est plus le péché hérité d’Adam marquant tout nouvel humain en raison de la constitution de l’humanité comme un corps, comme le pense saint Augustin, qui fait la culpabilité de chacun dès sa naissance et que les péchés individuels ratifient à leur manière. C’est la masculinité telle qu’elle est construite par le système social et que chaque homme ratifie en le soutenant, en y participant, en y étant indifférent ou en s’abstenant de le contester. Si la sécularisation de la pensée est totale, c’est cependant bien le schème structurel de la culpabilité héritée involontairement mais ensuite validée par le comportement individuel qui s’impose.

Un salut est proposé : rejoindre les femmes dans leur combat émancipateur. Il suffit de renverser l’ordre patriarcal pour que le bien puisse s’établir.

Ainsi, la culpabilité redevient un argument dans la pensée politique. Difficile de ne pas souligner la nette rupture avec la grande éruption rousseauiste des années 1960-1970, spécialement autour des questions de sexualité. Il n’était alors plus aucune culpabilité possible, puisqu’il n’était qu’un impératif catégorique : jouir sans entraves, en rompant de manière révolutionnaire et immédiatement pratique avec toutes les contraintes sociales et particulièrement religieuses. Si ce n’est que la jouissance sans entraves et l’annihilation de la culpabilité se sont presque immédiatement fracassées sur le sida et la découverte de l’ampleur des violences sexuelles visant les mineurs et les femmes. Petit à petit la culpabilité, portée par le militantisme féministe, s’est imposée comme thématique et expérience devant devenir désormais l’exclusif apanage des coupables attestés, et finalement de tous ceux qui ne partagent pas un combat politique qui se veut moral, vrai et bon.

Le mal est dans les structures sociales

Car un salut est proposé : rejoindre les femmes dans leur combat émancipateur. Il suffit de renverser l’ordre patriarcal pour que le bien puisse s’établir, et que puissent disparaître la honte et la culpabilité trop longtemps portées par les femmes et désormais imputée aux hommes. La morale en son appropriation psychologique devient ainsi l’instrument de la modification de la société, en un nouveau franchissement des ordres, inversant celui qui aboutissait à imputer la culpabilité à partir de l’ordre social. Le tout forme un processus parfaitement dialectique, Hegel relu par Marx s’imposant ici comme instrument permettant de penser le monde politique et d’agir en son sein, au service d’une finalité bienheureuse. C’est donc dire que le mal de l’humanité s’explique d’abord et avant tout par les structures sociales, ce qui est une prise de position d’ordre métaphysique et anthropologique, et ce qui peut être questionné.

Finalement, on est donc au-delà du patriarcat, au-delà de la honte et de la culpabilité. On est là où un salut est nécessaire.

Qu’il y ait à tout faire, collectivement, éducativement, dans les relations sociales, pour que les violences de genre soient autant que possible éradiquées, c’est évident. Que la honte et la culpabilité soient des moteurs d’une nécessaire transformation socio-politique, sans aucun doute. Reste à savoir si les réduire en fait à des constructions sociales historiquement situées sans véritable ancrage dans la nature humaine suffira à produire les mutations souhaitées et nécessaires. Cela prend-il en effet véritablement en compte la profonde complexité des psychés humaines, la possibilité qu’elles ont de se complaire, volontairement, involontairement, dans la domination, la violence et l’annihilation ? Car cela parle et agit en nous, contre et avec nous, par et pour nous. Cette réalité incontrôlable, celle de notre propre aliénation par nos pulsions qui nous fait réduire les autres et nous-mêmes à de purs objets de notre satisfaction libidinale, se retrouve quelles que soient les circonstances sociales et historiques. Elle relève davantage d’un invariant transhistorique, quand bien même ses formes se modifient selon les circonstances. 

L’originalité des temps contemporains a seulement été de la penser comme possible modalité morale d’existence au monde, afin d’annihiler la culpabilité et la honte vécues et ressenties de se savoir aliéné par soi sans pouvoir véritablement se libérer, de se délivrer définitivement de toute faute originelle et de pouvoir vivre ainsi dans les rapports avec autrui comme pur pouvoir et domination. Le sado-masochisme, comme forme de pouvoir destructeur et de soumission autodestructrice, comme expression poussée au-delà de toute limite de la domination dont le viol est désormais aujourd’hui une forme élémentaire, naît et s’épanouit avec la modernité et la modernité tardive, entre Donatien de Sade, Leopold von Sacher-Masoch et Catherine Robbe-Grillet.

Finalement, on est donc au-delà du patriarcat, au-delà de la honte et de la culpabilité. On est là où un salut est nécessaire, qui soit suffisamment radical pour que les pulsions de destruction et de domination qui surgissent du cœur humain soient enfin arrachées — soit un salut que l’humanité ne peut elle-même produire, au regard de ce qu’elle est.

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