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Littérature : une formation à l’écoute pour moins de 5 euros

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Henri Quantin - publié le 18/09/24
Au lecteur de bonne foi de la lettre du pape François sur la littérature qui aimerait un exemple de ce que les romans peuvent apporter à un prêtre sur le terrain pastoral, l’écrivain Henri Quantin livre ce passage savoureux de « Madame Bovary ». Dans un dialogue où rien ne manque, on trouve un miroir intelligent de nos lourdeurs et de notre égocentrisme, qu’aucun discours théorique ne saurait égaler.

La lettre du pape François sur le rôle de la littérature a-t-elle été lue par les catholiques ? Ignorée par les uns, elle a provoqué chez d’autres d’étonnants commentaires, montrant une fois de plus que certains ne jugent pas nécessaire de lire les textes qu’ils commentent. Ainsi de ceux qui se sont scandalisés d’une citation de Cocteau, tenue quasiment pour un appel militant aux pratiques homosexuelles. Ils omettaient deux précisions : primo, la citation est tirée d’une lettre de Cocteau à Jacques Maritain, l’échange entre les deux hommes étant un modèle de dialogue en vérité où la charité fraternelle ne sacrifie rien à l’exigence de vérité ; secundo, le pape donne tort à Cocteau (sur la littérature, l’homosexualité étant entièrement absente de la question), ce qui rend plus sidérant encore le reproche qui est adressé à François. Comme si le seul fait de citer un auteur, quoi qu’on dise de lui, était un éloge de la totalité de son existence ! Le militantisme woke ne fait pas pire. 

Rien ne manque à cette scène de dialogue avorté

Le lecteur de bonne foi de la lettre pontificale, toutefois, aimerait peut-être avoir un exemple concret de ce que la littérature peut apporter à un prêtre sur le terrain pastoral… Un passage de Madame Bovary, roman certainement peu étudié dans les séminaires jusqu’ici, apporte une réponse toute trouvée à cette interrogation légitime. Au chapitre 6 de la deuxième partie, Emma Bovary, qui lutte encore contre la tentation de l’adultère, croit pouvoir trouver une oreille attentive auprès du curé Bournisien. La rencontre entre les deux personnages devrait être lue et relue par tous ceux qui tentent de ne pas réduire la relation aux autres à un monologue égocentrique.

Aujourd’hui comme hier, il y a des gens qui s’écoutent tellement eux-mêmes qu’il ne leur reste plus d’oreilles pour autrui…

En quatre pages magistrales, Flaubert met en scène à peu près tout ce qui peut empêcher un prêtre d’écouter, à commencer par son nombrilisme de vieux garçon. À cette femme qui lui dit qu’elle souffre, l’ecclésiastique s’empresse de répondre qu’il souffre aussi et que « nous sommes nés pour souffrir ». Et de l’interrompre ensuite, chaque fois qu’elle tente de s’ouvrir à lui de ses tourments. Rien ne manque à cette scène de dialogue avorté. Après la sentence pieuse et impersonnelle sur la souffrance, ce seront les réprimandes aux enfants du catéchisme que le curé surveille d’un œil, les commentaires sur l’éducation donnée par les parents de l’un d’eux, le récit narcissique du bon mot par lequel Bournisien a récemment fait rire son évêque, les considérations sociologiques sur les cultivateurs qui sont bien à plaindre, l’intérêt exclusif pour les misères matérielles…, tout cela entrecoupé de questions sur « M. Bovary » permettant surtout au curé de rappeler que, comme un médecin,  il a vraiment un emploi du temps plus chargé que les autres. Il ne reste à Emma qu’à fixer sur l’abbé Bournisien « des yeux suppliants » qu’il ne remarquera pas.

Ces si coûteuses formations à l’écoute

Il y a des gens qui s’écoutent tellement eux-mêmes qu’il ne leur reste plus d’oreilles pour autrui. La satire flaubertienne est-elle exagérée ? Est-il désormais injuste de la reprendre sans nuance à l’égard de curés dont la situation n’est plus celle du XIXe siècle ? Peut-être, mais, aujourd’hui comme hier, il y a des gens qui s’écoutent tellement eux-mêmes qu’il ne leur reste plus d’oreilles pour autrui… Prêtre ou laïc, celui qui lit ce passage de Madame Bovary sans prendre en pleine figure son incapacité à écouter fait preuve d’une étrange cécité sur lui-même.

Les formations à l’écoute sont de plus en plus répandues et leurs  animateurs demandent parfois des prix délirants pour des ateliers qui consistent avant tout à apprendre à se taire. La chose n’est certes guère aisée : « moi aussi », « c’est comme moi », « moi, par exemple », « mon fils a fait mieux », « je t’ai dit que ma fille...» ou, plus subtile, « j’ai pensé à toi qui aime bien la mer, parce que je suis parti une semaine sur la côte »…,  toutes ces interruptions sont autant de parasites narcissiques qui laissent peu de place à l’autre, lorsqu’il a besoin de parler en vérité. À la fin du dialogue, le curé se ravise : « Mais vous me demandiez quelque chose ? Qu’est-ce donc ? Je ne sais plus. » Trop tard. La réponse de Madame Bovary sonne comme le procès-verbal d’une occasion manquée : « Moi ? Rien... rien…, répétait Emma. »

Un miroir intelligent

La littérature offre donc ici un miroir intelligent de nos lourdeurs et de notre égocentrisme, qu’aucun discours théorique ne saurait égaler. Signalons que la plupart des éditions de poche de Madame Bovary coûtent moins de 5 euros. Si c’est vraiment trop cher pour certains séminaristes et certains prêtres, les paroissiens doivent pouvoir se cotiser. Si le roman n’est pas dans leur bibliothèque, ils en profiteront pour s’offrir leur propre exemplaire. Nul ne doit être empêché d’apprendre à écouter pour des raisons financières.

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