L’éclatement des forces politiques provoqué par la dissolution précipitée de l’Assemblée nationale trahit une profonde fracturation du pays. Si la France traverse aujourd’hui une grave crise, c’est parce que de lourdes questions sociales, économiques et culturelles qui touchent le quotidien des Français dans leur grande majorité n’ont pas été abordées de front par les gouvernements successifs. Les élites ont pratiqué une forme de déni, et c’est le peuple lui-même qui donne des signes d’implosion. Selon Guillaume de Prémare, nous vivons une "crise du peuple".
Aleteia : Quelles sont les grandes questions que devra affronter nécessairement le prochain gouvernement, avec la marge de manœuvre qui sera la sienne, forcément réduite ?
Guillaume de Prémare : Les voyants sont aujourd’hui au rouge sur nombre de défis décisifs pour l’avenir de notre pays : crise de l’éducation et de l’instruction, délitement de la famille et hiver démographique, désindustrialisation, crise de l’hôpital, agriculture, politique pénale et système judiciaire, sécurité, immigration, influence géopolitique de la France, capacité de projection extérieure mais aussi de défense intérieure de nos armées, finances publiques et financement de notre modèle social, etc. Tous ces domaines nécessitent des politiques publiques qui mobilisent des investissements financiers de grande ampleur. Or notre dette et notre déficit publics sont au plus haut malgré un niveau record de prélèvement obligatoires. Les marges de manœuvre sont donc très étroites : la crédibilité de la dette française s’effrite — ce qui pourrait occasionner une hausse du taux d’intérêt de nos obligations d’État — et l’Union européenne vient d’engager contre la France une procédure pour déficit public excessif. Nous sommes donc à la merci des marchés financiers et de Bruxelles. Il me semble clair qu’aucun gouvernement ne peut promettre de faire des miracles demain pour régler toutes ces questions. Il va falloir les affronter avec les moyens du bord.
C'est la paix civile qui est en jeu.
Pourquoi d’après vous les politiques migratoires provoquent autant de crispations et de blocages aussi profonds ?
Je pense que les gouvernants ont refusé de traiter sérieusement la question d’une maîtrise raisonnable des flux migratoires en raison d’une vision du monde en quelque sorte impérative portée par la mondialisation des années 1990. Dans ce contexte historique, le paradigme irréfragable imposé par les élites politiques, économiques et culturelles occidentales était celui d’une société ouverte, d’un monde ouvert. C’est devenu un totem idéologique et tous ceux qui souhaitaient modérer cet appétit d’ouverture ont été abusivement qualifiés de populistes et relégués hors du "cercle de la raison". Or la raison recommandait au contraire la prudence et la mesure dans l’ouverture des frontières, notamment parce que, dans ces mêmes années 1990, un puissant mouvement de réislamisation du monde musulman — dans les pays musulmans et au sein des diasporas en Europe — s’est produit, ouvrant pour les pays européens un défi vital. Certaines pays européens, notamment nordiques, réagissent. L’Angleterre et l’Allemagne commencent également une certaine forme d’autocritique. Je pense qu’il faut réagir fortement sur ce point ou nous irons vers l’affrontement : c’est la paix civile qui est en jeu.
On parle volontiers de séparatisme aujourd’hui, eh bien ! je pense que ce sont les élites qui ont en quelque sorte fait sécession du peuple.
La France est habituée aux divisions, mais paraît aujourd’hui violemment fracturée. La crise est-elle politique ou morale ?
Nous vivons ce que j’appellerais une "crise du peuple", une crise de cohésion de notre peuple. Les fractures françaises sont béantes : fracture sociogéographique si bien manifestée par la crise des Gilets jaunes, fracture entre le peuple et les élites, fractures idéologiques et bien sûr les fractures socioculturelles qui se creusent de manière inquiétante. C’est une profonde crise d’identité et je crois que le rejet par près de 70% des Français de l’immigration massive tient en grande partie à cette angoisse identitaire, en plus des problèmes de sécurité quotidienne qui sont en partie liés à une forme d’anarchie migratoire. Cet ensemble de fractures manifeste une crise à la fois morale et politique, mais aussi spirituelle. La France ne sait plus qui elle est, y compris au plan religieux, ni où elle veut aller. D’une certaine manière, c’est une crise de la continuité historique de notre peuple, de notre nation. Je pense qu’en profondeur, cette "crise du peuple" est une crise des élites. On parle volontiers de séparatisme aujourd’hui, eh bien ! je pense que ce sont les élites qui ont en quelque sorte fait sécession du peuple. De deux choses l’une : soit les élites prennent conscience de la situation et se ressaisissent, soit elles seront balayées par les vents de l’histoire et de nouvelles élites émergeront. Du côté du peuple, je crois qu’il existe en son sein, notamment dans la sociologie des profondeurs de la France laborieuse, des ressources morales importantes. Il faudra que les nouvelles élites s’appuient sur ces ressources du peuple profond.
Propos recueillis par Philippe de Saint-Germain.