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La première production de Vatican II saluée comme une percée dans les médias a été la constitution dogmatique Lumen gentium sur l’Église, promulguée le 21 novembre 1964. La constitution (non déclarée dogmatique) Sacrosanctum concilium (sur la liturgie), publiée l’année précédente, avait fait moins de bruit. On n’avait pas perçu l’ampleur des réformes qu’elle annonçait pourtant. Mais cette fois, alors que le concile en était à sa troisième année et sa cinquième session, une expression a fait mouche : l’Église était définie comme le "peuple de Dieu", ce qui — a-t-on aussitôt reconnu — donnait toute leur place aux simples fidèles.
De nouveaux cantiques ont vite saisi la balle au bond. Ils sont entrés et parfois restés dans le répertoire : "Peuple de Dieu, marche joyeux…" (K 180) ; "Peuple de Dieu, cité de l’Emmanuel…" (K 128) ; "Debout, peuple de Dieu, réjouis-toi…" (A 40) ; "Tu es notre Dieu et nous sommes ton peuple…" (A 187) ; "Peuple de frères, peuple du partage… " (T 122) ; "Peuple de lumière, baptisé pour témoigner…" (T 601). Chaque couplet du chant dont le refrain est : "Dieu fait de nous en Jésus-Christ des hommes libres…" (K 64), commence par "Peuple choisi…", etc. Aujourd’hui, cependant, en dehors de ces quelques chants, les croyants semblent moins portés à se rappeler et signaler qu’ils font partie d’un peuple bien identifiable. Il est permis de se demander pourquoi et si ce n’est pas un peu dommage.
Minorité et individualisme
Il est d’abord clair qu’en un temps où la pratique religieuse régulière est descendue à un niveau très bas et où l’on ressasse que le catholicisme est devenu en France minoritaire si ce n’est marginal, ceux qui vont encore à la messe ne se voient pas spontanément comme des spécimens représentatifs d’une population entière. Il faut être nombreux pour se sentir en droit de se prétendre un peuple. Les fidèles peuvent même être tentés de se considérer à l’inverse comme une petite élite. Sans compter que la piété dite populaire est réputée naïve, superstitieuse, superficielle et (ce qui est peut-être le pire) de goût très médiocre.
Les chrétiens sont loin de former un peuple unique et uni.
Mais autre chose contrarie aussi la conscience d’appartenir à un peuple. Les sociologues disent en effet qu’une religiosité "sociologique", par conformité aux mœurs dominantes, a été remplacée par des adhésions individuelles, où le décisif n’est plus la transmission par la famille et le milieu, mais un choix autonome et réfléchi. Cette évolution est inséparable bien sûr de l’égocentrisme qu’a encouragé dans la culture ambiante le développement romantique de l’introspection, elle-même facilitée par les améliorations sensibles de la sécurité et du confort en Occident au XXe siècle. L’individualisme favorise évidemment l’indépendance, autrement dit l’opposé symétrique de l’absorption dans une collectivité déjà constituée.
Tentations centrifuges
À quoi s’ajoute que les chrétiens sont loin de former un peuple unique et uni. Il y a quantité de confessions ou dénominations, et la principale (au moins quantitativement), à savoir l’Église catholique romaine, est tiraillée entre des traditionalistes hostiles aux réformes liturgiques issues de Vatican II, et des partisans (qu’on n’appelle plus progressistes) d’une démocratisation remédiant au cléricalisme (l’indispensable service sacerdotal rendu depuis les origines par des hommes célibataires pouvant donner lieu à des abus de pouvoir).
Ceux qui se rendent compte qu’il y a, en amont des raidissements dans cette énième version de la querelle ultra-classique entre "anciens" et "modernes", du juste et du vrai de chaque côté ne sont pas assez organisés ni enclins aux déclarations fracassantes pour combattre ces tentations centrifuges au nom du peuple sur la place publique. À ceux-là, quelques réflexions peuvent néanmoins être proposées.
De la circoncision au baptême
La première remarque à faire est que cette présentation de l’Église a une source biblique et donc juive. La Nouvelle Alliance instaurée par le Christ (Lc 22,20) n’abolit pas (Rm 11, 1-2) la première (Ex 19, 5) et ne substitue pas à Israël un autre peuple, mais en suscite un d’un genre (si l’on peut dire) sans précédent. Il n’est pas défini par la race (comme la descendance d’Abraham : Gn 12 et suivants). Il n’a pas besoin de confirmation de la part de l’homme avec la circoncision (Gn 17), ni par Dieu comme à Moïse (Ex 19 à 24) puis David (2 S 7) avec le don de la Loi et d’une terre pour s’établir. Mais ce peuple rassemble des gens de "toutes les nations" (panta ta éthnê dans le grec de l’Évangile en Mt 28, 19), dont d’abord des Juifs, puisque c’est parmi eux que le Fils de Dieu se fait chair et vient sceller la Nouvelle Alliance. Il n’y a pas d’implantation territoriale, et l’intégration est réalisée par le baptême.
Celui-ci diffère de la circoncision : ce n’est pas un rite à accomplir sur tout bébé mâle, mais un acte qui n’est pas seulement obéissance à un commandement divin, car Dieu y agit : la personne (quels que soient son ascendance, son sexe et son âge !) est, par la puissance de la grâce, plongée dans la mort et "dépouillée de son corps charnel" à la suite de Jésus, pour avec lui naître une seconde fois, "d’en-haut" (Jn 3, 3). Saint Paul dit que le baptême est "la circoncision qui vient du Christ" et "pas celle que pratiquent les hommes" (Col 2, 11). Et un peu de même que le baptême remplace la circoncision, toujours selon l’"apôtre des nations"(Ga 1, 15-16), c’est la foi qui sauve, et non l’observance formelle de la Loi (Ga 3, 11 et 24).
La foi, entre instruction et liberté
Le nouveau peuple de Dieu, destiné à ne faire qu’un avec le premier à la fin des temps, n’est donc pas élu après s’être naturellement constitué. On en est membre non parce que le lieu et l’époque où l’on naît et vit l’imposent, mais personnellement, par le sacrement du baptême reçu et par la foi mise en pratique. L’adhésion croyante est bien sûr un exercice de la liberté. Pourtant, son objet est nécessairement découvert et acquis à travers toutes sortes de médiations, dont quasiment toutes s’opèrent au sein de ce peuple, à travers tout ce qu’on peut concrètement en percevoir : ses représentants qualifiés, ses institutions et même son histoire.
La conscience d’appartenir au peuple de Dieu mérite d’être réveillée et si besoin aiguisée.
Il y a certes des illuminations directes, mais le critère de leur authenticité est la communion qu’elles permettent et intensifient avec l’ensemble des chrétiens dans l’espace et le temps, au point que l’on devient soi-même témoin, si ce n’est à son tour apôtre. Le baptême qui intègre au peuple de Dieu et la foi qui y fait prendre sa place ne sont possibles que grâce à une instruction, qui a forcément une dimension sociale. C’est exactement (pour revenir à Mt 28, 19) ce que le Christ demande à ceux qu’il envoie : pour "faire des disciples", ils doivent "enseigner" (mathéteuó), forcément dans le cadre de la langue et des structures du pays. C’est en ce sens que des nations entières peuvent être dites baptisées, pour autant que la foi imprègne leur culture, tout en valorisant les particularités locales et les libertés individuelles.
C’est aussi ceux du Ciel
La conscience d’appartenir au peuple de Dieu mérite donc d’être réveillée et si besoin aiguisée. La place occupée dans la société n’est pas décisive. Le peuple de Dieu, c’est bien plus que l’assemblée à la messe, l’ensemble de nos concitoyens croyants, des chrétiens dans le monde, ou même de ceux qui peuvent bénéficier de la divine miséricorde. C’est aussi tous ceux qui sont déjà au ciel ou au purgatoire, et l’Histoire n’est pas finie ! Finalement, le peuple de Dieu, c’est tous ceux qui n’ont pas laissé complètement passer leur chance d’être "d’en-haut" reconnus des saints, en gardent une ou en auront une. Cela fait "une foule immense et indénombrable" (Ap 7, 9). Pour en faire partie, il suffit de consentir à être sanctifié.