La convocation par la police de Mathilde Panot, présidente du groupe La France insoumise à l'Assemblée nationale, dans le cadre d’une enquête pour "apologie du terrorisme" à la suite d’un communiqué de son groupe parlementaire après les attentats du Hamas contre les Juifs d’Israël provoque, une nouvelle fois, un débat sur la liberté d’expression en France.
Un double malentendu
Nous partons ici d’un double malentendu. D’abord, la référence obsessionnelle de nos journalistes à une citation de Voltaire dans une lettre qu’il écrivit à l’abbé Leriche le 6 février 1770 : "Monsieur l’abbé, je déteste ce que vous écrivez, mais je donnerais ma vie pour que vous puissiez continuer à écrire." La difficulté fondatrice est que cette belle citation est fausse. Vous pouvez vous plonger dans la correspondance de Voltaire : la lettre du 6 février 1770 adressée à l’abbé Leriche existe bel et bien, mais n’y trouverez pas la fameuse sentence pour la simple raison qu’elle n’y figure pas. Vous ne la trouverez nulle part, en fait. Voltaire, si libéral qu’il fût, avait plutôt envie de faire taire ses ennemis. Dès le départ, la liberté d’expression interpelle ainsi notre exigence de vérité. Notre nature fait que lorsque nous détestons la parole d’un autre, même si nous sommes Voltaire, nous faisons peu de cas de la liberté d’expression. Nous sommes persuadés de nous battre pour la vérité quand nous ne défendons souvent que notre amour propre.
Ensuite, l’article 10 de notre déclaration des droits : "Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuse", reste un fleuron paradoxal de notre droit positif. Cet article n’a en effet jamais empêché les persécutions religieuses, à commencer par l’assassinat de nos prêtres par la Convention issue de l’Assemblée constituante de 1789 qui l’avait voté. Le divorce entre les mots et les actes, en matière de liberté d’opinion, est un second péché originel. Depuis les Lumières, au commencement n’est pas le verbe, mais l’individu. Ce n’est pas la même chose. La parole qui délivre a perdu face à la parole qui condamne.
Une liberté chahutée
Fondée sur des bases aussi ambiguës, il n’est pas étonnant que la liberté de s’exprimer soit constamment chahutée dans le droit positif français. Elle l’a été plus souvent qu’à son tour, y compris avec la complicité de notre sainte mère l’Église quand elle eut le malheur de disposer du pouvoir politique. La loi de 1825 votée sous le gouvernement Villèle prévoyant la peine de mort pour les actes sacrilèges contre le culte catholique, par exemple, a reçu la bénédiction de l’épiscopat. Il a fallu la plume du chrétien Chateaubriand pour rappeler que "le christianisme veut pardonner et non punir, il n’a besoin de l’échafaud que pour le triomphe de ses martyrs".
Museler la liberté d’expression n’est pas un péché, mais assurément ce peut être une bêtise.
La mise à l’index est une autre curiosité politique qui n’a disparue qu’avec le pape Paul VI. Quand on consulte la liste des ouvrages français mis à l’index par le Saint-Siège, on est perplexe : Balzac, Baudelaire, Bergson, Dumas, Flaubert, Hugo, La Fontaine, Lamartine, Montaigne, Blaise Pascal, Sainte-Beuve, Stendhal y figurent. Voilà des auteurs que nous ne devions pas lire : voilà qui nous appelle à l’humilité. Museler la liberté d’expression n’est pas un péché, mais assurément ce peut être une bêtise. Imaginerions nous Jésus mettre à l’index tel livre de l’Ancien Testament pour son caractère immoral ?
Présumé coupable
Ceci étant, l’affaire Mathilde Panot est riche d’enseignements. Elle montre comment la pénalisation de la vie politique gagne du terrain en France. La loi de 1881 sur la presse donnait un cadre simple : un principe, la liberté d’expression, et une limite, l’ordre public contrôlé par le juge. Mais les choses se sont emballées. Depuis qu’en 1968, on a voulu « interdire d’interdire », la raison s’est vengée : il n’est plus question que d’interdire tout court. La loi Pleven de 1972 a censuré les propos incitant à la haine raciale ; la loi Gayssot de 1990, les propos négationnistes ; la loi Cazeneuve de 2014, l’apologie du terrorisme, sans parler de la loi de 2004 sur la confiance dans le numérique, modifiée déjà une demi-douzaine de fois, à chaque coup pour introduire de nouveaux délits d’expression. Tout se passe comme si nous avions désormais une telle peur des mots que nous ne faisons plus confiance au juge pour qualifier les abus. Vous parlez ? Vous commettez un délit ! Vous twittez ? Vous êtes présumé coupable !
Les tribunaux deviennent le dépotoir des impossibles querelles. La vérité n’est plus le sujet. Elle n’est plus le critère. Elle est refoulée.
On a le droit de détester les mots du groupe LFI donnant quitus au Hamas. On en a même le devoir, à mon avis. Mais faut-il qualifier de faute pénale une faute politique ? Faut-il débattre ou plaider ? Certains se frottent les mains : les mouches ont changé d’âne. La droite de la droite était la cible favorite des condamnations pour ses propos hasardeux ; c’est au tour de la gauche de la gauche de passer en correctionnelle. Nous approchons ainsi, peu à peu, du degré zéro du débat politique. Les tribunaux deviennent le dépotoir des impossibles querelles. La vérité n’est plus le sujet. Elle n’est plus le critère. Elle est refoulée. Qu’est-ce que la vérité ? demande à l’envi notre société désorientée. La modernité a fait de nous une génération de Ponce Pilate.