Il y a quelque chose de profondément déroutant pour qui s’intéresse au témoignage de vie de Joséphine Bakhita, fêtée le 8 février et canonisée par Jean Paul II au tournant de l’an 2000. Une petite fille soudanaise enlevée par des marchands d’esclaves alors qu’elle n’a pas six ans. Vendue et revendue, mutilée et humiliée, sans langage ni nom, elle garde présent au plus profond de son cœur le visage de cet homme qui lui apparaît en rêve et dont le regard, la présence, la console et la rassure. Visage qu’elle reconnaîtra lorsque, délivrée de l’esclavage par un diplomate italien, elle rentre dans un monastère à Venise et y découvre le Crucifié.
Religieuse noire dans un monde blanc
Tout se mêle alors : l’insondable mystère du monde des rêves et des songes d’Afrique et du Moyen Orient qui communie à la rationalité artistique occidentale. Retrouvant une langue, elle peut désormais goûter dans le silence à la communion d’un dialogue avec ce Jésus dont elle découvrit le regard avant d’en savoir le nom. Religieuse noire dans un monde uniformément blanc, elle témoigne par son sourire clair et confiant devant les foules bourgeoises de l’Italie du Nord, par nature peu crédules aux signes et aux miracles.
Au moment où les fractures se multiplient dans notre monde, quand le Sud et le Nord semblent se rejeter de plus en plus violemment, jusque dans l’Église même si l’on en juge certaines déclarations récentes d’évêques africains, à l’heure où nombre de jeunes gens, noirs, baptisés, se voient reprocher par certains d’appartenir à la mauvaise religion qui serait celle des Blancs et donc des anciens esclavagistes, le calme visage de Joséphine leur dit qu’il ne peut pas en être ainsi. Elle manifeste qu’en Christ, pour paraphraser Paul, il n’y a ni couleur ni culture qui puisse séparer. Et même, ni religion !
Cette miséricorde qui nous fait tellement défaut
Je laissais résonner en mon cœur ces mots l’autre soir, en déposant en des mains de toutes les couleurs le signe par lequel Jésus se rend présent à chacun, dans sa vie, en épousant nos chairs. Elle riait bien, Joséphine, des cris de surprise et de curiosité que sa couleur suscitait chez les enfants de Venise qui n’avaient jamais touché l’ébène d’une peau. Car elle se savait tellement aimée de celui qui était sur la croix, qu’elle apprenait de lui la miséricorde véritable. Cette capacité non pas d’abord à pardonner l’offense, mais à tellement aimer le pécheur... C’est cette miséricorde qui nous fait si cruellement défaut aujourd’hui dans notre vie sociale et dans notre vie tout court. Nous pouvons nous en désespérer ou, comme Joséphine, choisir d’aimer sans nous soucier de rien d’autre. En découvrant que ce chemin existe puisque nous y précède et accompagne celui dont nous ne savons pas grand-chose sinon qu’il est Jésus le crucifié, celui qui ressuscite dans l’infinie présence.