Il fait froid, ce début d’hiver 303 en Estrémadure. Pourtant, malgré la bise mordante, par ce matin glacial du 7 décembre, deux très jeunes filles, presque des enfants car elles n’ont pas encore treize ans, se hâtent sur la route de Mérida. L’une, Eulalie, prénom grec signifiant "Bien disante", est la fille unique d’un patricien de cette ville, Libère ; l’autre, Julia, une petite esclave élevée avec elle et devenue son inséparable. Depuis quelques semaines, la terreur règne à Mérida. En charge de l’empire d’Occident, Maximien, décidé à éradiquer le christianisme, a donné des ordres féroces pour identifier les chrétiens, les contraindre à renier leur foi, et mettre à mort, dans les pires tourments, afin d’impressionner les autres, ceux qui refusent d’abjurer.
Brûlant de témoigner
Un certain Datianus, haut magistrat, s’est vu confier l’organisation de tribunaux d’exception aux méthodes expéditives et il met du cœur à l’ouvrage. Telle est la raison pour laquelle Libère, chrétien, a voulu éloigner Eulalie et sa compagne de la ville. Il connaît sa fille, redoute son caractère exalté qui pourrait la pousser à des actes inconsidérés. Et puis, son unique enfant a voué sa virginité au Christ et proposer le mariage aux adolescentes suspectées d’être chrétiennes et de ne vouloir d’autre époux que leur Dieu est un moyen usuel pour les amener à confesser leur foi.
Depuis des semaines, Eulalie et Julia sont recluses dans une propriété campagnarde, loin de Mérida. Mais pas assez pour qu’elles ignorent ce qui s’y passe et brûlent de témoigner, elles aussi. Alors, la veille au soir, échappant à la surveillance des domestiques, elles se sont enfuies et ont repris le chemin de la ville. Comme poussée par une force intérieure, Eulalie dévore la route, Julia sur les talons, si pressée de la rejoindre qu’elle parvient à la dépasser dans leur émulation enfantine ; en doublant son amie, elle crie : "Tu as beau te hâter, j’arriverai avant toi !" Prophétie qui sera tôt réalisée.
Elle renverse les idoles
Lorsque les adolescentes arrivent à Mérida, Datianus siège à son tribunal, au forum, et auditionne les prévenus accusés de christianisme. Afin de les impressionner, il s’est entouré de bourreaux qui exhibent les instruments de supplice, assez terrifiants pour que beaucoup, saisis de panique, acceptent de sacrifier aux idoles dont les statues trônent sur un autel portatif. À cette vue, Eulalie est indignée et, s’avançant vers le magistrat, elle le défie, moquant les divinités muettes et aveugles, impuissantes, qu’il veut forcer à adorer. Provocante, elle ose les renverser, blasphème passible de mot, et déclare : "Il n’y a qu’un Dieu et j’ai assez vécu sur terre pour être pressée d’aller vivre dans le Ciel."
Elle ne sait pas ce qu’elle fait, ni ce qu’elle risque mais Eulalie le détrompe, en des termes qui prouvent sa maturité.
Embarrassé, car on l’a informée que l’insolente appartient à une grande famille de la région, touché, aussi, de sa beauté, son courage, son air enfantin, il tente de la raisonner, feignant de ne pas prendre ses actes au sérieux. Elle ne sait pas ce qu’elle fait, ni ce qu’elle risque mais Eulalie le détrompe, en des termes qui prouvent sa maturité. N’ayant plus le choix, et parce que la procédure le prévoie, pour donner une chance à l’accusée de se rétracter, avant de l’envoyer réfléchir une nuit en prison, Datianus ordonne de la flageller et, car il connaît la pudeur des chrétiennes, il ordonne que la jeune fille soit dévêtue avant d’être fouettée. Eulalie subit tout sans broncher. Dans l’espoir de la fléchir, et parce que l’on ne s’encombre pas d’une esclave, le juge ordonne de mettre Julia à mort sous ses yeux, réalisant la prophétie de la petite qui arrive, en effet, première au Ciel.
Le juge déploie les pires moyens
Le lendemain, Eulalie reste ferme dans la foi et Datianus passe aux choses sérieuses. La veille, elle a été battue de verges, maintenant, c’est à coups de flagrum, le fouet aux lanières terminées par des billes de plomb de la flagellation du Christ qu’elle est frappée. Son corps frêle est labouré de coups horribles mais elle dit : "Merci d’imprimer ainsi dans ma chair les blessures triomphales de mon Seigneur !" Décidé à venir à bout de cette gamine, le juge déploie les pires moyens. Il ordonne de l’ébouillanter lentement, puis de verser du plomb fondu sur ses plaies. C’est si atroce que les spectateurs détournent les yeux, bouleversés, ou pleurent.
Regarde-moi bien, juge cruel, car je te jure que tu me reverras un jour au tribunal suprême, moi pour y gagner le prix de mes souffrances, toi pour en répondre à jamais !
Eulalie, quant à elle, en extase, paraît ne rien sentir et même, à la stupeur de ses tourmenteurs, ses blessures se referment tandis que, de son corps supplicié émane une lumière éblouissante. Comme s’il voulait dissiper l’effet produit sur la foule par ces prodiges, Datianus renchérit dans la violence, ordonne de brûler Eulalie à petit feu avec des torches ardentes qui consument sa chair jusqu’à l’os. La martyre, sans une plainte, lève les yeux vers le magistrat et lance : "Regarde-moi bien, juge cruel, car je te jure que tu me reverras un jour au tribunal suprême, moi pour y gagner le prix de mes souffrances, toi pour en répondre à jamais !"
Son corps martyr est intact
Datianus envoie alors Eulalie au bûcher. À peine y est-elle montée qu’elle expire doucement. Son cadavre nu et mutilé est abandonné aux bêtes mais Dieu ne permet pas que, même morte, sa chaste épouse soit profanée par des regards impurs. La neige se met à tomber en abondance, l’ensevelissant sous un linceul blanc. Quand il fondra, chacun constatera que le corps de la martyre ne conserve nulle trace des supplices infligés. La basilique bâtie sur son tombeau à Mérida a été, jusqu’aux invasions wisigothes puis arabes, l’un des premiers sanctuaires d’Espagne. Eulalie est la patronne de Barcelone, de Bordeaux et de Montpellier.