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Devant les malheurs collectifs, le syndrome du sauveur contrarié

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Jean Duchesne - publié le 03/10/23
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Face aux drames massifs qui affectent l’humanité, le syndrome du sauveur contrarié par les solutions inaccessibles conduit à des dénonciations collectives incessantes. Pour secourir son prochain, conseille l’essayiste Jean Duchesne, mieux vaut reconnaître qu’on a soi-même besoin d’être sauvé.

Être chrétien est loin d’être toujours confortable. En plus de l’hostilité et de l’indifférence à affronter, il y a des tourments que l’on s’inflige à soi-même avec le sentiment de ne pas réussir à faire autant de bien qu’on devrait, ou dont on accable ses frères et spécialement le clergé, avec le soupçon que l’Église est une institution encore bien trop médiocrement humaine. Il s’ensuit que le croyant non seulement n’est à l’abri d’aucune des tentations dont nul n’est exempt, mais s’expose de surcroît à d’autres, qui lui sont propres. Parmi celles-ci, on peut repérer ce qu’on peut appeler le syndrome du sauveur. Essayons de voir (en lisant in fine spécialement saint Luc) de quoi il s’agit, et au moins pourquoi (sinon comment) y résister.

Les « péchés capitaux »

Chacun, croyant ou non, est donc menacé par ces vices-souches que, dans sa Somme (IaIIae, 84), saint Thomas d’Aquin a magistralement catalogués comme les sept « péchés capitaux » : orgueil, avarice, luxure, envie, gourmandise, colère et paresse. La plupart de ces maux se définissent et s’actualisent assez aisément à travers des variations contemporaines de vocabulaire. Ainsi, la suffisance s’étale dans les débats médiatisés et la convoitise assaisonnée de pingrerie dans la publicité. La liberté de mœurs ou l’indignation courroucée et accusatrice sont bientôt tenues pour des vertus, de même que la nonchalance (pourvu qu’elle ait de l’élégance). Enfin la gloutonnerie se retrouve derrière les addictions de toutes sortes. 

Les abus sexuels dans l’Église ont montré que la luxure y sévit aussi, en dépit (et selon certains à cause) de la réforme disciplinaire dite grégorienne du XIe siècle. L’anticléricalisme à la mode stigmatise l’orgueil bureaucratico-hiérarchique, tandis qu’est à déplorer l’avarice des usagers intermittents ou occasionnels des services pastoraux. La paresse a aussi une variante spécifiquement chrétienne et fort ancienne : l’acédie, c’est-à-dire la perte d’intérêt pour Dieu (dans la mesure où il apparaît aussi lointain et peu évident qu’exigeant) et la recherche de distractions qui masqueront l’absence d’amour-don de soi et d’espérance. 

Les maux de l’Église

En dehors du septénaire thomiste, il y a bien sûr le pharisaïsme déjà fustigé par Jésus lui-même, mais aussi la simonie (achat ou vente de charges et biens ecclésiastiques ou de sacrements, trafics de reliques, abus dans le commerce des indulgences…). Et puis on citera les conflits ou compromissions avec le pouvoir politique et les problèmes disciplinaires. On mentionnera enfin les hérésies qui dénaturent la foi et les schismes qui en découlent souvent, équarrissant hideusement le Corps visible dans l’histoire et pourtant en principe unique que forment les baptisés, membres du Christ-Tête (Colossiens 1, 18).

Il faut reconnaître que la plupart de ces dysfonctionnements appartiennent à un passé révolu. La sécularisation a disqualifié les conformismes religieux, dont le pharisaïsme aussi bien que l’asservissement à l’État. La simonie n’est plus lucrative ni donc tentante. L’heure est à l’œcuménisme. Et les questions de discipline comme le mariage des prêtres, l’ordination de femmes ou tout ce qui tourne autour de la sexualité ne sont pas autoritairement refoulées et devraient (paraît-il) être débattues lors du prochain synode.

Responsabilité et impuissance

Mais une pathologie nouvelle tarabuste les croyants. Les prodigieux progrès de l’information font que nul aujourd’hui n’ignore, même s’il n’en est pas le témoin direct, tout ce qui dans le monde survient et suscite affliction, scandale ou angoisse : accidents, guerres, catastrophes naturelles, victimisations en tous genres, dérèglements écologiques… Les chrétiens ne sont bien entendu pas immunisés contre tous ces effarements, consternations et alarmes. Il savent devoir non seulement compatir, mais encore faire tout ce qu’ils peuvent et même plus pour secourir, réparer, prévenir. Ils voudraient se voir et être vus comme des « miséricordieux », des « artisans de paix », des « affamés et assoiffés de justice »…

Puisque l’aide au prochain dans la détresse incombe à chacun, c’est l’affaire de tous et donc aussi des autres.

Or c’est justement là que le bât blesse : on n’en fait jamais assez. La bonne volonté et l’engagement ne résolvent pas toutes les difficultés. D’où le syndrome ordinaire du sauveur contrarié : on ne fait pas tout le bien qu’il faudrait et qu’on voudrait. Le constat d’impuissance vient corroder sens de la responsabilité. Mais, alors que les malheurs divers qui se multiplient en privé, frappant des proches sans qu’on puisse faire grand-chose, n’engendrent que des frustrations intimes, le malaise devient collectif et public face à des désastres quantitativement si massifs qu’ils n’échappent à personne : puisque l’aide au prochain dans la détresse incombe à chacun, c’est l’affaire de tous et donc aussi des autres. Les efforts nécessairement personnels doivent s’intégrer dans des actions communes, organisées, institutionnalisées.

Un nouveau Sisyphe

La déficience intérieurement ressentie est alors portée à rebondir en fustigation de la communauté, de l’Église, du gouvernement, de la société tout entière… Le syndrome du sauveur devient contagieux : on voudrait soigner et guérir tous ensemble, « délivrer du mal » à la suite du Christ, à sa demande même, avec sa grâce qui réalise l’impossible — et on n’y arrive pas. C’est un peu la situation de Sisyphe roulant vers un sommet une grosse pierre qui en redégringole toujours. Or on sait (depuis Albert Camus) que Sisyphe ne capitule pas, et on sait aussi qu’on ne peut pas tout faire tout seul mais que la moindre contribution compte pour que la mobilisation soit large et efficace. Le minimum accessible à tous et donc presque obligé est alors de dénoncer l’indifférence égoïste au sein des nations « riches ».

Ces admonestations peuvent s’inscrire dans la tradition prophétique (Is 5, 8-25 ; Am 6, 1-7 ; Lc 6, 24-26) et être inspirées par une empathie sincèrement généreuse. L’ennui est que le chrétien n’est pas le Christ. L’émoi face à une misère rencontrée (ou médiatisée) ne donne pas de tout régler à coups de miracles opérés par injonction accompagnée d’un simple geste (comme en Lc 7, 14-15), ni grâce à un travail méthodique qui finirait par extirper du monde tout le mal. Jésus d’ailleurs ne le vainc qu’en le laissant se déchaîner contre lui et son triomphe d’Agneau immolé ne sera manifeste qu’à la fin des temps (Ap 5, 12). 

La foi qui sauve

Certes, dans les évangiles, il guérit (voire ressuscite) une trentaine de fois. Mais ce sont des cas individuels qu’il ne va pas chercher et il renvoie ces gens le plus souvent en leur disant : « Va, ta foi t’a sauvé » (rien que chez Lc : 5, 20 ; 7, 9 et 50 ; 8, 48 ; 17, 19 ; 18, 42). Devant des malheurs collectifs (un massacre ordonné par Pilate et l’effondrement d’une tour : Lc 13, 1-5), il n’incrimine personne et ne propose pas de remède. Mais il dit que les victimes ne sont pas plus coupables que les autres, lesquels « périront de même s’ils ne font pas pénitence ».

Imiter le Christ, c’est alors reconnaître l’injustice de tout mal et aussi que le scandale ainsi causé est une épreuve pour qui en est témoin : il ne doit pas s’ériger en justicier, car il est jugé selon qu’il prend ou non cette croix avec la sienne. La parabole du Bon Samaritain est assez nette à cet égard (Lc 10, 25-37) : il n’alerte ni la police ni les médias. Pour s’associer au seul Sauveur, il ne suffit pas de parer aux urgences et d’améliorer préventivement les structures. Il faut encore se laisser soi-même sauver et mendier la foi au lieu de s’en fabriquer une sur mesure. C’est sans doute ce qui est à retenir du message à Marseille du pape François sur les migrants : non pas une bénédiction du syndrome du sauveur, mais un appel à la conversion.

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