Plus d’une semaine déjà que le Tour de France, qui s’est déroulé du 1er au 23 juillet, s’est achevé. Ce n’était pas trop tôt, soupirent certains, qui peinent à comprendre qu’on se passionne pour du divertissement alors qu’il y a tant d’événements de portée tellement plus considérable. Ce qui invalide ces récriminations est que ce feuilleton bouche des trous dans l’actualité au début des vacances estivales. D’autres, cependant, ressentent comme un vide une fois privés du drame quotidien de l’étape du jour et des luttes pour un maillot jaune, vert, blanc ou à pois rouges. Mais comme cet enthousiasme aussi envahissant que futile ne s’explique guère lui-même, son incongruité récurrente peut interroger et mériter qu’on s’y intéresse un moment.
Quand l’outil crée son usage
À première vue, tout cela peut bien sûr paraître artificiel et vain. D’abord, ce n’est pas un tour de la France : le parcours de cette année ne passait ni dans l’Ouest, ni dans le Nord, ni dans le Sud-Est. Ensuite tout se joue dans l’ascension de montagnes et ce ne sont pas les mêmes coureurs qui sont devant quand ça monte moins, c’est-à-dire la plupart du temps. Et puis c’est une compétition individuelle qui n’est gagnable, répètent les vainqueurs, que grâce à une bonne équipe. Enfin, les meilleurs sont soupçonnés de tricher en recourant à des "optimiseurs de performance" qui se renouvellent plus vite qu’on ne les détecte et interdit : stimulants physiques ou percées technologiques (dont des moteurs cachés dans les vélos).
Tout cela retient l’attention parce qu’on en parle. Il est significatif que le Tour de France a été inventé en 1903 par Henri Desgrange, directeur du journal sportif L’Auto-Vélo, pour se donner quelque chose à raconter chaque jour pendant la période creuse de l’été : l’outil (le médium) inventait son usage... Les photos ont bientôt alimenté les imaginations (au sens propre du terme : mise en images du récit). Puis la radio a permis de suivre les péripéties en direct et la télévision a bientôt ajouté le visuel aux reportages sonores. Des journalistes et d’anciens champions "couvrent" chaque épisode et leurs observations sont elles-mêmes commentées. On interviewe (de plus en plus en anglais) des coureurs et leur entourage…
Pourquoi une telle audience ?
Des foules se pressent tous les jours au bord de la route pour voir passer la course. Elles ne lui laissent qu’un étroit passage au long des pentes stratégiques, entre des excités qui applaudissent ou agitent des drapeaux sans rapport avec la compétition, ou qui veulent prendre des photos avec leurs portables et ne reculent qu’à regret. D’autres énergumènes (tous masculins et plus ou moins dévêtus) s’épuisent à courir un moment en gesticulant et braillant aux côtés des cyclistes arc-boutés sur leurs machines hors-de-prix, précédés d’une caravane publicitaire et escortés par des nuées de motos et une interminable file de véhicules d’encadrement aux couleurs des sponsors (dont des émirats pétroliers).
Le Tour de France répond à un besoin largement ignoré qui est celui non pas de sensationnel, mais de dimensions épiques dans l’existence.
La mécanique médiatique qui pousse à fabriquer une matière événementielle adaptée à ses modes de diffusion ne justifie pas entièrement ce succès. Il y a certes des rebondissements (exploits ou défaillances), de jolis paysages et des monuments patrimoniaux (dont beaucoup d’églises) dûment valorisés à la télévision pour le piment "culturel". On n’est même pas loin d’une sacralisation : les remises de fleurs et de maillots aux premiers après chaque étape sont de véritables liturgies, accessibles à tous puisque ne requérant aucune "foi". Et tout est gratuit ! Mais une telle polarisation n’est pas unique, car d’autres "affaires", feuilletons et shows non programmés, relayés mais non créés par les médias, suscitent eux aussi des réactions qui deviennent à leur tour des phénomènes donnant prétexte à gloses en cascade...
Le roman n’a pas remplacé l’épopée
On peut dès lors risquer une hypothèse : c’est que le Tour de France répond à un besoin largement ignoré (et pas si facile à satisfaire), qui est celui non pas de sensationnel, mais de dimensions épiques dans l’existence. Toutes les grandes civilisations se sont référées, en général sans le décider au départ et sans en avoir pleine conscience, à des épopées : le Proche-Orient ancien à Gilgamesh, la Grèce à L’Iliade et L’Odyssée, Rome à L’Énéide, la chrétienté médiévale à La Chanson de Roland et au cycle arthurien, le puritanisme anglais qui a "fait" l’Amérique au Paradis perdu de Milton. L’Inde a le Mahâbhârata, la Chine l’Histoire des trois royaumes, les Aztèques la figure de Huitzilopotchli, l’Europe du Nord ses sagas, le monde arabe le Roman de Baïbars, l’Afrique les "gestes" de Soundiata et de Ségou, etc.
Notre modernité est déficiente à cet égard : Ronsard renonce à La Franciade commandée par Charles IX, Voltaire fait un flop avec sa Henriade et La Légende des siècles ou La Fin de Satan de Hugo ne motivent pas grand monde. Dès le début du XIXe siècle, Hegel prévoit que la prose romanesque remplacera les légendes poétisées pour forger les mythes sans lesquels toute nation dépérit. L’erreur a sans doute été de vouloir que toute œuvre où un peuple se reconnaît ait un auteur bien identifié, et aussi le choix d’un réalisme qui élimine le merveilleux. Or si les tribulations des héros ont une valeur exemplaire et inspirante, c’est parce que le tragique jamais absent de l’échec et de la mort motive paradoxalement, mystérieusement, voire surnaturellement pour relever les défis.
L’épique dans L’Équipe
De telles transgressions du raisonnable sont pratiquement une nécessité pour affronter aussi bien les épreuves que l’ennui engendré par le confort. La prolifération de l’information et les productions culturelles suscitant des émotions violentes répondent, sur un mode quasiment industriel, bien mieux à cette demande que le politique qui s’épuise entre chamailleries et problèmes de gestion. Dans ce cadre, l’annuel Tour de France est installé à une place privilégiée : ce que font les coureurs est exceptionnel et toujours renouvelé, il y a des rivalités, des drames, des personnalités plus ou moins attachantes… Cet univers artificiel ne prétend nullement être un reflet du « vrai » monde, et pourtant il n’est pas irréel, car les heurs et malheurs de ces pédaleurs de force sont intensément partagés par "la multitude".
Ainsi, le baroud de Thibaut Pinot dans les Vosges n’a pas moins touché et fait rêver et jaser que les incroyables envolées de Jonas Vingegaard ou les attaques et l’effondrement puis les sursauts de Tadej Pogacar. Le verbe que nourrit le Tour de France bascule aisément dans un grandiose lyrique qu’on n’ose étaler nulle part ailleurs et qui est bien plus rare dans d’autres sports. L’histoire a déjà retenu la qualité épique des éditoriaux de Jacques Goddet, successeur d’Henri Desgrange, et, dans L’Équipe qu’il a substituée à L’Auto, des chroniques du romancier Antoine Blondin, associé au groupe des "Hussards" après la Libération.
Le bon, le vrai , le beau, mais aussi le grand
Le Tour de France vient clairement compenser un manque de souffle, de panache, de gloire et de communion dans le climat contemporain. Mais il ne comble ce déficit qu’une fois l’an, sur le mode ludique d’affrontements spectaculaires bien que sans haine. Il n’y a pas à faire la fine bouche devant cette suppléance, car elle met au jour et entretient une envie presque inavouable, que nul maître, marchand ni manipulateur ne peut satisfaire : l’aspiration à quelque chose qui ne soit pas seulement bon, vrai et beau, mais encore grand.
C’est un indice confirmant que l’homme, tout fragile et minable qu’il soit, est "à l’image de Dieu" que "ni le ciel ni la terre ne peuvent contenir" (1R 8, 27). Témoigne-t-on assez que la foi engage non pas à une discipline sécurisante, mais dans une aventure exaltante où l’on ne reste pas un simple spectateur ?