Qui est cette femme qui s’avance parmi les ombres de la nuit, dans la fraîcheur matinale ? Marie-Madeleine, celle qui pleure. Est-elle la sœur de Marthe et Lazare, celle qui répandit le parfum précieux aux pieds du Christ ? Est-elle la prostituée repentie que George de la Tour représente un crâne à la main, et dans l’autre un cierge qui se consume comme se consume la vie, comme se consume le désir ? Est-elle la femme aux sept démons, délivrée par le Seigneur ? Cette femme qui sort au petit jour aime le Christ. Avec l’apôtre Jean, le plus jeune, les femmes sont les seules qui n’ont pas déserté le Golgotha. Elles ont une force particulière, celle de pouvoir donner la vie, celle de pouvoir accompagner la mort.
C’est une femme qui se trouve là
J’ai rencontré autrefois un ancien d’Indochine, revenus des combats, dont le regard paraissait inaccessible, retiré au plus profond de l’être, enfoui dans les fantômes du passé. Il me disait que les soldats blessés appelaient leur mère, plusieurs jours, jusqu’à ce que vienne la mort. Le Christ aussi a appelé sa mère, et il nous a confié à elle : "Femme, voici ton fils." La Vierge était là, stabat mater, debout au pied de la Croix. Les femmes ont assumé de leur force et de leur tendresse la violence extrême de la douloureuse Passion, comme un mystère de douceur dans un monde de brutes, le passage d’un ange dans le déchaînement des démons.
C’est une femme qui se trouve là, à l’aurore de la Résurrection. Pourquoi se rend-elle au tombeau ? Pour se recueillir, pour ne pas oublier, pour donner au mort un "mémorial et un nom" — Yad Vashem en hébreu — afin que son visage ne s’estompe pas dans les dédales du temps. "Ne me quitte pas", chantait Brel. C’est ce que nous murmurons à l’oreille de ceux qui meurent, avant que ne se détache le fil de la vie. Où sont-ils, nos morts, recouverts de la poussière des siècles ?
Le corps est le lieu de leur mémoire, et la mémoire est la racine de l’espérance. Le corps est plus qu’une enveloppe vide, il est le "mémorial" de la personne. Les juifs prennent soin du corps des morts peut être davantage encore que de celui des vivants. Ils ont versé sur le Christ en sang des parfums précieux, ils ont pleuré sur lui comme on pleure un fils unique, et la lourde pierre du tombeau est devenue le mémorial d’une présence, d’une promesse qui rayonne en silence. "Il faut que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit mis à mort. Mais le troisième jour il ressuscitera", disait Jésus aux disciples (Lc 24, 7).
La joie rayonne à travers les pleurs
Marie-Madeleine est celle qui pleure. Elle est une femme sensible et excessive, celle du Cantique des cantiques qui cherche partout celui que son cœur aime et interroge les gardes qui font la ronde dans la ville (Ct 3) :
Avez-vous vu celui que mon cœur aime ? Je l’ai cherché mais ne l’ai pas trouvé, sa fuite m’a fait rendre l’âme.
Celui qui s’interdit de pleurer ne pourra jamais goûter le vrai bonheur, celui qui ne sème pas dans les larmes ne pourra pas moissonner dans la joie. La joie rayonne à travers les pleurs, comme le soleil à travers les ombres. Parce qu’elle a vécu la mort, elle pourra devenir témoin de la résurrection, car on ne peut témoigner de la Vie que dans la liberté souveraine d’un cœur revenu de la mort. Le monde vous dit : "Jouissez avant de mourir." "Cueillez, cueillez votre jeunesse / Comme à cette fleur la vieillesse / Fera ternir votre beauté" (Ronsard). L’Église vous dit : "En Jésus vous êtres déjà morts. En Jésus vous êtes déjà ressuscités. Vous êtes donc infiniment libres, et face à la vie, et face à la mort." "Dans le monde, écrit Olivier Clément, vient d’abord l’excitation puis l’amertume, d’abord l’intensité de la vie, puis la tristesse au goût de mort. Dans l’Église vient d’abord l’amertume, la mort, le repentir, puis la joie immense, paisible, d’être pardonnés, aimés, recréés."