Je suis allé à Rome prier devant le corps de Benoît XVI que j’ai tant aimé pour son intelligence lumineuse des mystères de Dieu et pour l’humilité de son cœur. Sa parole a nourri mon âme pour de longs jours, comme elle nourrira l’Église jusqu’à la fin des siècles. Il me fallait dire adieu à celui qui a été, pour toute une génération de catholiques, une vivante image de la tendresse du Père. Et puis, les morts ne meurent qu’une fois. Il ne faut pas rater le temps de leur dire au revoir là-haut, au revoir au Ciel. Benoît XVI a su honorer la mission essentielle du successeur de Pierre, celle "d’affermir ses frères" dans la foi, selon la parole du Seigneur au chef des apôtres (Lc 22, 32), et de veiller à l’unité de l’Église, d’abord entre les catholiques qui sont toujours si prompts à déchirer la tunique sans couture du Christ. Le pape ne dirige pas une vaste ONG caritative, il n’est pas là pour favoriser un vivre ensemble horizontal fondé sur le plus petit dénominateur commun mais pour nous indiquer les réalités d’En-Haut.
Toute la beauté de l’Église
Benoît XVI ne s’est pas dérobé devant les loups. Peu de papes furent aussi détestés par l’esprit du monde, au sens au saint Jean l’entend, c’est-à-dire l’esprit démoniaque, ce qui est toujours un signe de la vérité de leur parole prophétique et de l’authenticité de leur témoignage. Ils furent nombreux, ceux de l’extérieur qui, faute de pouvoir répondre à son exceptionnelle intelligence, fomentaient d’incessants scandales pour mieux l’accuser. Ils furent légion, ceux de l’intérieur, les pires, qui s’employaient à détruire l’Église en l’asservissant à l’agenda progressiste, comme une part non négligeable du catholicisme allemand, soumis aux modes passagères et aux lobbies dominants, ou en cachant leur corruption sous la réputation illusoire de saints fondateurs de communautés "nouvelles", qui ont, sauf exceptions réjouissantes, bien mal vieilli.
Dans l’immense édifice, son corps reposait en paix. Son visage de grand vieillard avait pris la teinte de la cire, comme ses mains d’ivoire nouées par un chapelet. Il semblait perdu comme un petit enfant dans la magnificence de la basilique Saint-Pierre, devant le grand baldaquin du Bernin, près de la statue de bronze du Prince des apôtres, veillé par la garde suisse. Et je me suis dit que c’était là toute la beauté de l’Église, celle de déployer ses trésors pour veiller le corps si fragile d’un grand vieillard, comme les mages offrirent leurs présents magnifiques devant le corps si fragile d’un enfant nouveau-né. Que c’était là tout le mystère de l’Église que de veiller sur le plus petit des êtres en qui Dieu se manifeste, l’enfant qui naît, l’homme qui meurt.
Le premier livre de la Création
Benoît XVI aimait les mages. Il avait une tête de maure couronnée sur son blason, qui faisait penser à un roi mage, au-dessus de la coquille Saint-Jacques qui représente le pèlerin, l’homme qui marche. Les mages sont aussi des hommes en marche. C’est la première leçon qu’ils nous donnent. Pour trouver Dieu, il faut le chercher. Et pour chercher Dieu, il faut apprendre à voir dans le cosmos un ordre mystérieux. "Les cieux proclament la gloire de Dieu, dit le psaume, le firmament raconte l’ouvrage de ses mains" (Ps 18). Le premier livre de la révélation est celui de la création. L’étoile qui guida les mages est une première Parole de Dieu adressée à tout homme en ce monde. Ils se sont mis à sa suite, comme des hommes de foi qui pressentent qu’il y a un Logos créateur, une intelligence qui préside à l’ordre des choses. Que nous ne sommes pas issus du chaos et condamnés à l’absurde d’une histoire insensée, mais qu’il y a une vérité cachée sous l’apparence du monde, un sens manifesté dans la ronde des étoiles.
La foi n’est pas la tranquille possession de vérités toutes faites, mais la quête incessante d’un mystère plus grand que nous
Ils sont curieux, ces mages. Ils pressentent, comme le disait Benoît XVI, que "toute la vie est l’approche d’une rencontre". Ils sont capables de s’émerveiller comme seuls s’émerveillent de vrais savants, qui ont su protéger comme un trésor leur cœur d’enfant. Ils quittent comme Abraham leur pays et leur parenté, sans savoir où ils vont, avec assez de lumière pour avancer, trop peu pour voir toutes choses. Ils ne passent pas leur temps à regarder par écran interposé le spectacle du monde. L’espérance appartient à ceux qui se lèvent tôt et qui mettent un pied devant l’autre, pour recommencer. La foi n’est pas la tranquille possession de vérités toutes faites, mais la quête incessante d’un mystère plus grand que nous, que nous ne possédons qu’en le cherchant toujours.
La révélation des Écritures
Il y a une deuxième leçon que nous donnent les mages. C’est qu’il ne suffit pas de regarder la beauté du monde pour trouver l’enfant. Le monde ne suffit pas, comme le dit le titre du film James Bond. Il faut passer par la ville sainte, monter à Jérusalem, interroger les Écritures. « Toutes les nations marcheront vers ta lumière, et les rois à la clarté de ton aurore » dit le prophète (Is 60, 3). Le premier livre de la révélation est celui du cosmos, le second est celui des Écritures saintes d’Israël. Les deux livres convergent vers Jérusalem, la marche de l’étoile et la scrutation des Écritures. Dieu a parlé par les prophètes et le Salut vient des juifs. "Où est le roi des juifs qui vient de naître ?" (Mt 2, 1) disent les mages aux sages d’Israël. Alors ils ouvrent le Livre et prononcent ces mots : "Et toi Bethléem en Judée […] de toi sortira un chef, qui sera le berger de mon peuple Israël" (Mi 5, 2). Il ne s’agit donc pas seulement d’observer pour trouver Dieu. Il faut aussi écouter, prêter l’oreille de son cœur. La vérité est obéissance à Dieu qui se révèle. Je ne suis pas la mesure de la vérité. Je dois me laisser mesurer par elle, c’est-à-dire toujours dépasser, et entrer dans l’humilité d’un cœur qui écoute, comme le demanda Salomon au Seigneur.
Naître et mourir
Enfin la troisième leçon que nous donnent les mages se tient dans leurs présents. L’or pour le vrai roi, l’encens pour le vrai Dieu, la myrrhe pour annoncer sa mort. Ces cadeaux ont dû réjouir le cœur de sa mère, mais d’une joie déjà mêlée de larmes. On offre à son enfant le parfum des morts, comme une mystérieuse prophétie du mystère de sa Croix. Cet enfant naît pour mourir. À vue humaine, tout enfant qui vient au monde naît pour vivre et mourir. Mais cet enfant si semblable aux autres est pourtant tout autre, car il va vaincre la mort, à ceux qui sont dans les tombeaux il va donner la vie. Voilà la cause de la joie des mages qui "se réjouirent d’une très grande joie" (Mt 2, 10). L’étoile qui les guide leur indique notre grand Dieu qui s’est fait petit enfant. Elle annonce aussi l’Apocalypse où le Christ se dévoile comme "le rejeton de David, l’étoile brillante du matin" (Ap 22, 16). L’étoile de la promesse de l’aube et du matin de Pâques, celle de la gloire de la résurrection, celle de la joie que nul ne pourra nous ravir, car elle a traversé la mort. L’étoile de la foi qui fit prononcer au pape Benoît XVI ces dernières paroles dans le souffle d’une brise légère, dans la nuit obscure où il rencontra « notre sœur la mort corporelle », ces paroles toutes simples, comme un enfant rempli de confiance : "Seigneur, je t’aime."