Il y a près de trente-cinq ans, j’entrais au séminaire. Devenir prêtre était encore un engagement reconnu et possible pour un certain nombre de jeunes gens, plus rare que par le passé mais tout de même. Des figures tutélaires et rassurantes dans la pérennité de l’Église de France nous confortaient dans l’espérance que l’avenir, s’il était grave, n’en était pas moins prometteur. Le Pape venait souvent visiter notre beau pays et les cardinaux y fleurissaient encore à Paris comme en province : avec quelques théologiens et intellectuels chrétiens, ils étaient reçus sur les plateaux et nourrissaient le débat public.
Aux côtés des Lustiger, Decourtray, Frossard, Rémond, il y avait Lubac et Congar, vieillis mais bien là encore, et beaucoup de "fondateurs" qui nous promettaient avec un grand sourire qu’ils avaient, eux, trouvés la martingale pour refaire chrétiens nos frères. Chaque dimanche matin, chaque station de radio "périphérique" laissait la parole à son chroniqueur religieux. Des esprits forts se gaussaient de cette Action catholique qu’ils décrivaient volontiers comme exsangue et beaucoup prétendaient assurer à eux seuls le futur missionnaire.
Une Église droite
Nous savions que le visage du prêtre de demain serait sûrement très différent de celui d’aujourd’hui, et nous acceptions encore mal qu’il puisse être si lointain de celui d’hier. Nous réclamions à corps et cris qu’on nous présente une "spiritualité du prêtre diocésain". Nous en parlions beaucoup entre nous et chacun y mettait ce qu’il rêvait : type d’oraison, vie communautaire, organisation des journées, figures mystiques inspirantes... Nous étions souvent envoyés, l’été ou le reste de l’année une fois par semaine, auprès des enfants et des jeunes : colonies, camps, catéchèse, patronage. Être séminariste et demain prêtre, et jouer avec des mineurs n’était encore ni suspect ni coupable. Nos formateurs nous expliquaient qu’il faudrait demain travailler avec les laïcs sous couvert de ce concept de "coresponsabilité" que l’on peinait bien à définir et dont nous sentions au fur et à mesure que nous avancions, qu’il n’était pas si aisé à vivre au quotidien.
Nous voici témoins d’un drame auquel notre amour-propre n’était pas préparé.
L’image, rassurante, du "prêtre qui décide" demeurait cependant et semblait impassable. On tressaillait aux récits de quelques provinces lointaines de notre périphérique parisien, qui rapportaient la manière dont, dans une paroisse, des fidèles avaient "pris le pouvoir" tout en n’étant pas très à l’aise non plus avec les quelques remarques machistes ou un peu méprisantes qui sortaient de nos bouches lorsque nous commentions cela. Les premiers scandales de mœurs d’ecclésiastiques débauchés commençaient à être dévoilés mais c’était outre-Atlantique, ou encore en Autriche, mais en aucun cas chez nous. Chez nous l’Église était pauvre, elle était fidèle, elle était droite. Le temps passa.
L’hiver qui vient
Et nous voici témoins d’un drame auquel notre amour-propre n’était pas préparé. Tout autour, c’est l’hécatombe : une foule de victimes et quelques poignées de pharisiens qui veulent à tout prix en diminuer l’importance, des résolutions prises dans l’urgence, des décideurs dont on découvre, bouleversés, qu’ils peuvent aussi parfois se conduire comme des délinquants sexuels, complices misérables et pas toujours inconscients, de ceux sur lesquels, comme évêques, il leur fallut enquêter... De ces communautés nouvelles qui s’élevaient, étendards orgueilleux d’une reconquête promise, que reste-t-il ? quels fruits encore possibles pour la Légion du Christ dont le fondateur refusa, dernière provocation au Ciel, de recevoir les derniers sacrements sur son lit d’agonie ? Et le renouveau théologique promis par le Fr. Philippe ? Quelles promesses pour l’avenir, prophétisées hier dans l’euphorie de ce Renouveau peuvent encore être tenues ? Et par qui ?
Après le printemps promis, voici maintenant l’hiver qui vient. Il nous tombe sur les épaules, lourd du poids de nos aveuglements, glacé de nos illusions de parvenir par nos propres mérites à bâtir le Royaume. Il vient alors que beaucoup ne sont plus là, rejetés de nos grand-messes triomphantes car trop pécheurs pour en être sans doute. Mais précisément, n’est-elle pas là, la petite pousse d’Espérance qui perce sous la neige et qui l’empêche de tout recouvrir ? Dans ces hommes et ces femmes que nous regardions hier comme des pauvres et comme des pécheurs, auxquels nous pensions devoir apprendre à vivre, voire même auxquels nous pensions expliquer la Vie : oui, là, n’y a-t-il pas les germes de quelque chose ?
Que chaque baptisé prenne son bâton de marche
Un pardon a été demandé aux victimes des viols et des abus sexuels commis par des clercs ou des responsables laïcs au cours des cinquante dernières années. Mais n’est-ce pas aussi vers tous ceux qui ont eu le sentiment qu’ils n’étaient pas accueillables dans la Maison du Père que nous devons aujourd’hui nous tourner ? En leur disant non pas tant de revenir, mais d’accepter, avec nous, de rebâtir cette Église qui, si elle demeure sanctifiée par le Christ, n'en est pas moins ici-bas marquée par la lèpre du péché de chacun de ses membres.
Ne déléguons pas le pouvoir de ce pardon à quelques-uns d’entre nous, aussi éminents soient-ils. Il est temps désormais que nous en soyons les porteurs pour tous ceux qui autour de nous se sont sentis blessés ou rejetés : "Viens, ami, et discutons. Que l’Esprit nous inspire aux uns et aux autres comment relever ce qui a été abattu par la faute de notre orgueil et de nos refus de voir..." L’enjeu est trop grand pour que seuls certains s’en emparent. Nul n’a à lui seul la compétence requise, dans aucune paroisse, aucune communauté, aucun diocèse. Que chaque baptisé prenne son bâton de marche et chausse ses sandales : il nous faut avancer dans ce désert où Dieu nous dit d’aller. Nourris de la présence sanctifiante de l’Agneau, chacun avec nos forces et nos talents, nous n’avons rien à redouter. Parlons, discutons, dialoguons, prions et ainsi, construisons !