La récente lettre apostolique Desiderio desideravi du pape François mérite lecture et relecture. Elle a été reçue comme un effort pour apaiser les querelles liturgiques qui sévissent depuis les réformes consécutives au dernier concile il y a soixante ans déjà. Mais elle s’adresse à tous, et pas seulement aux nostalgiques ni aux contempteurs des rites anciens, et elle invite surtout à se concentrer sur l’essentiel, qui est la raison d’être et la portée de la messe. Le document pontifical ne prétend certes pas être une somme exhaustive sur la question. Son mérite est peut-être d’ouvrir davantage de perspectives qu’il n’apporte de réponses définitives.
Classicisme et originalités
Certaines accentuations sont tout à fait classiques. D’abord la célébration eucharistique comme non seulement le signe de l’unité de toute l’Église, mais encore ce qui la réalise, en un don à recevoir — ce qui exclut une créativité subjective et débridée, et requiert la fidélité aux modes transmis. Ensuite l’équilibre à trouver entre la théâtralité nécessaire à une pleine participation jusque dans la dimension charnelle de l’humanité et un formalisme hâtif et mécanique. Encore l’importance des moments de silence et d’inaction, qui introduisent dans une communion personnelle aussi bien verticale (avec "le ciel") qu’horizontale (avec la communauté assemblée et, au-delà, avec l’Église sur terre à travers l’espace et le temps).
Mais on trouve aussi deux intuitions qui ont quelque originalité. L’une est l’insistance sur la formation : une initiation est indispensable pour saisir l’origine, le sens et la portée des rites, et cet apprentissage n’est jamais terminé, car les ressources de la liturgie sont inépuisables. Ce que l’on en découvre dans la catéchèse permanente et les recherches individuelles ou en groupe n’apaise pas, et aiguise bien plutôt le désir d’y avoir part. Ce qui ouvre une autre piste : la messe ne doit pas être une obligation répétitive, mais une source d’émerveillement toujours ravivé. Il ne s’agit pas de vérifier et confirmer des acquis devenus des dus, mais de se laisser chaque fois surprendre par le bouleversant prodige qu’est de partager le repas de la Pâque où le Christ s’offre lui-même pour nourrir ses invités, leur insuffler sa vie et les libérer de tous les esclavages.
De la Cène à la messe
C’est opportunément à cette capacité d’émerveillement que le pape François rattache le sens du sacré, désormais si difficile à percevoir dans un monde où la transcendance paraît de moins en moins perceptible. La question qui est ici soulevée est de savoir si les formes liturgiques peuvent, voire doivent évoluer, ou si la sacralité repose d’un côté sur une étrangeté radicale à la culture profane ambiante, et de l’autre sur l’invariabilité des rites (et tant pis s’ils deviennent incompréhensibles au vulgum pecus).
La façon de célébrer le mémorial de cet ultime et décisif repas n’a jamais cessé de se régénérer au fil des siècles.
Il est clair que, le soir de la Cène, Jésus n’était pas en chasuble et n’a pas utilisé un autel, une hostie, une patène ni un calice spécial. Il est clair également que la façon de célébrer le mémorial de cet ultime et décisif repas n’a jamais cessé de se régénérer au fil des siècles, en répondant à deux exigences apparemment contradictoires : d’une part, avec l’assistance de l’Esprit saint, une fidélité totale à ce qu’a fait le Christ en demandant aux siens de le refaire ; d’autre part, la participation la plus intense possible des fidèles au rendez-vous où toute la relation entre Dieu et le monde est récapitulée et renouvelée. C’est ainsi que le rite chrétien de "la fraction du pain" s’est assez vite greffé sur la liturgie synagogale existante, consistant en lectures de la Parole de Dieu, bénédictions et méditations, pour donner "notre" messe.
Développement de la liturgie, de même que du dogme ?
Il importe ici de ne pas oublier deux choses. En premier lieu, les développements de la célébration eucharistique ne sont pas des œuvres purement humaines dans le but de faciliter l’adhésion des fidèles. Car l’Esprit saint y veille, puisque la volonté du Christ est de se rendre accessible à chacun. Deuxièmement, les actualisations successives n’ont jamais répondu uniquement à des besoins culturels ou psychologiques ordinaires, mais correspondent à la découverte de ressources jusque-là non exploitées de la Tradition juive et chrétienne. Et c’est parce que celles-ci sont inépuisables que des approfondissements, des avancées et même — n’ayons pas peur du mot — des progrès sont perpétuellement possibles et, de fait, s’opèrent (sans qu’on puisse pour autant soutenir que nos prédécesseurs étaient moins sanctifiés).
On pourrait presque parler d’un développement de la liturgie, analogue au développement du dogme qu’a discerné saint John Henry Newman. Bien entendu, de même qu’il y a des hérésies, ces recentrages n’empêchent pas des erreurs par présomption et précipitation. C’est là qu’est précieux le sensus Ecclesiæ — cette intuition du peuple chrétien qui, dans son comportement collectif et sans que quiconque parle en son nom, reconnaît (parfois avant ses pasteurs et le magistère) ce qui vient ou non de Dieu et mène ou non à lui. C’est ainsi que, par exemple, la ferveur populaire a toujours promu le culte des saint(e)s qui l’inspiraient et, à partir du Moyen Âge, celui de l’Eucharistie, plus "christocentrique" que celui des reliques.
Le « flair du troupeau »
Ce que l’on pourrait appeler l’instinct chrétien ou, avec la théologienne Ysabel de Andia, "le flair du troupeau" peut justifier l’analyse du pape François, qui relève dans sa lettre apostolique que les dissensions sur la liturgie ont un ressort ecclésiologique, c’est-à-dire reposent sur des a priori concernant la nature et le fonctionnement de l’Église.
Les contestations des mises jour lancées par Vatican II, qu’elles aient été jugées trop audacieuses ou pas assez, ont en effet été et restent minoritaires, portées par des gens qui pensent "savoir" mieux que la plupart de leurs frères et sœurs. Or les réformes postconciliaires n’ont pas été décrétées arbitrairement par des experts en chambre qui auraient imposé leur point de vue à la hiérarchie. Elles ont été plutôt dues à des recherches et expériences répondant à des besoins latents, au sein du mouvement liturgique qui commence au début du XXe siècle et produit ses premiers fruits dès 1951 avec le rétablissement de la vigile pascale.
Pélagianisme et jansénisme
Toute ecclésiologie inhérente au culte a cependant des racines plus profondes. Les célébrations où prime l’expression du ressenti tendent à devenir moralisatrices, car le but est d’améliorer ce vécu. Elles sont du coup plus ou moins pélagiennes, puisqu’elles engagent les fidèles à faire les efforts nécessaires et présumés suffisants. Inversement, là où un formalisme rituel censé immuable refoule ou du moins conditionne tout état d’âme, le sous-entendu est l’impuissance, voire l’indignité de l’humanité marquée par le péché originel. On retrouve là le jansénisme, qui reprochait aux jésuites de faire trop crédit à la liberté humaine.
Ces vieilles querelles théologiques restent liées entre elles et sont toujours d’actualité. Les pélagiens ont été combattus par saint Augustin, et les jansénistes se sont réclamés de lui contre les jésuites — dont est issu le pape François. Mais celui-ci se montre disciple fidèle du plus illustre des Pères de l’Occident chrétien. Il le cite à deux reprises dans Desiderio desideravi (n. 14 et 16, à propos justement de l’unité de l’Église qu’assure l’Eucharistie). Et il a déjà expressément pourfendu le pélagianisme dans ses exhortations Evangelii gaudium (2013, n. 94) et Gaudete et exultate (2018, n. 47-59).