Depuis 313 et la publication de l’édit de Milan, le catholicisme est officiellement reconnu dans l’Empire romain et son culte autorisé. Constantin, vainqueur de son rival Maxence au pont Milvius, dans la banlieue de Rome, remercie ainsi le Dieu de sa mère, Hélène, qui s’est manifesté à lui lors de son entrée en Italie en traçant dans le ciel une croix immense sous laquelle étaient écrits ces mots latins : In hoc signo, vinces ! "Par ce signe, tu vaincras".
Maître des provinces d’Occident, Constantin s’est résigné à abandonner, au moins pour un temps, celles d’Orient au César Licinius, arrangement bancal qui a peu de chances de durer, eu égard à l’ambition démesurée des deux hommes. Pour renforcer leur alliance stratégique, Constantin a cependant offert à Licinius la main d’une de ses demi-sœurs. Des noces superbes ont été célébrées à Milan en octobre 313 et les deux nouveaux beaux-frères ont ratifié de concert la législation qui fait désormais de l’Église une institution ayant pignon sur rue. En principe, aucun chrétien ne sera plus inquiété pour sa foi, encore moins torturé ou mis à mort à cause d’elle. En principe…
Des traîtres potentiels
Quinze mois après les festivités milanaises, Constantin et Licinius se brouillent pour une histoire de frontière sur le Danube et l’empereur d’Occident confisque les territoires européens rattachés à l’empire d’Orient. En position de faiblesse, Licinius renonce à les reconquérir mais il est assez intelligent pour comprendre que cette attitude ne le protégera pas longtemps. Constantin veut réunifier l’Empire à son seul profit ; cela signifie que Licinius, tôt ou tard, devra disparaître, perspective qui, évidemment, ne le ravit pas. Or, si l’Occident, en ce début du IVe siècle, est encore très largement païen, ne comptant, selon les régions, qu’entre 10 et 25% de chrétiens, ce n’est pas le cas en Orient, plus tôt évangélisé, où les chrétiens sont majoritaires.
Depuis l’édit de Milan, leur puissance s’étale au grand jour, et Licinius en est très inquiet. Même si, officiellement, Constantin est toujours païen, et le restera jusqu’à son lit de mort, où il se fera baptiser in extremis dans l’hérésie arienne, sa sympathie pour les chrétiens lui vaut l’appui de l’Église, appui qui, dans le contexte de tensions entre les deux empereurs, devient très problématique pour Licinius. Il est ennuyeux de savoir vos États pleins de partisans de l’ennemi susceptibles de provoquer troubles, révoltes, séditions et déstabiliser le pouvoir.
Ce n’est pas la première fois que soldats et officiers chrétiens sont sommés de choisir entre leur foi et, dans le meilleur des cas, leur carrière, dans le pire, la mort.
Cette analyse politique incite Licinius à changer complètement d’attitude envers les chrétiens et rogner les libertés accordées en application de l’édit de Milan. Réaction stupide puisqu’elle risque de précipiter l’Église dans les bras de Constantin, défenseur des persécutés… Dès 314, Licinius multiplie les législations restrictives, ferme les églises sous prétexte qu’elles seraient des foyers potentiels de contaminations et d’épidémies… En 319, alors que les tensions avec Constantin s’exaspèrent, il saisit les biens du clergé, puis ceux des simples fidèles et, alors que la guerre avec son beau-frère est maintenant inévitable, décide d’expulser les chrétiens des rangs de l’armée. Licinius se sent dans son bon droit : il serait déraisonnable de garder dans ses légions des traîtres potentiels. Il faut s’en débarrasser d’urgence.
Le célèbre Polyeucte
Ce n’est pas la première fois que soldats et officiers chrétiens sont sommés de choisir entre leur foi et, dans le meilleur des cas, leur carrière, dans le pire, la mort. Depuis la fin du IIIe siècle, cette épuration des légions a fait des centaines de martyrs. Il existe un moyen très simple : rétablir sur les enseignes des légions les aigles ancestrales que Constantin a fait remplacer par la croix de sa vision, le fameux labarum, et exiger des hommes qu’ils sacrifient aux dieux du paganisme. Au vrai, soit que les chrétiens soient peu nombreux, soit qu’ils n’aient pas l’étoffe des martyrs, l’opération de déchristianisation se passe plutôt bien et sans effusion de sang puisque les soldats du Christ se muent en déserteurs…
Jusqu’en février 320. À Sébaste, en Petite Arménie, est cantonnée l’une des plus glorieuses unités de l’armée romaine, la XIIe Légion Fulminata. Voilà plus de cent cinquante ans que cette troupe d’élite est christianisée. La Tradition, même si les païens ont une autre version de l’affaire, affirme que c’est grâce aux prières de ces soldats chrétiens qu’au cours d’une campagne contre les Goths mal engagée car on manquait d’eau, un déluge providentiel a sauvé l’empereur Marc Aurèle et ses divisions d’un désastre. C’est aussi dans la XIIe Fulminata que sert, en 251, le célèbre Polyeucte, officier martyrisé pour avoir lacéré l’édit de Dèce obligeant les chrétiens à un serment civique assimilé à l’apostasie. Forts de pareils exemples, les légionnaires de la Fulminata doivent se montrer à la hauteur de leurs glorieux anciens et, quand vient leur tour de sacrifier aux idoles, quarante jeunes officiers se présentent spontanément au préfet militaire et lui annoncent qu’ils ne renieront pas le Christ.
Une méthode peu commune
Ce genre d’affaire est toujours embarrassante pour la hiérarchie, surtout quand il s’agit d’un corps d’élite. Très ennuyé, le préfet commence par exposer à ces jeunes gens l’absurdité de leur attitude : avec leurs brillants états de service, comment peuvent-ils envisager d’abandonner l’armée ? Et de leur promettre avancement au grade supérieur, primes, décorations, augmentation de solde. Porte-parole de ses camarades, l’un des officiers, Quirion, répond : "Si, comme tu le dis, nous avons bien servi l’empereur de la terre, comment peux-tu penser que nous servirons moins bien l’empereur du Ciel ?" Les ordres de Licinius étant, dans la mesure du possible, de ne pas faire de martyrs, le préfet fait mettre les quarante aux arrêts pour une semaine, dans l’espoir de les voir changer d’avis. Sans résultat puisque la comparution suivante, le 7 mars, les trouve plus déterminés que jamais. Exaspéré, le préfet fait fracasser mâchoire et dents de quelques fortes têtes, en vain.
Ridiculisé, il est obligé de prononcer une condamnation à mort mais, là encore, dans l’espoir de faire revenir les entêtés sur leur choix, il opte pour une méthode peu commune. D’ordinaire, les militaires chrétiens sont décapités ou passés au fil de l’épée, avec ou sans supplices préalables. Le préfet se veut moins expéditif. À l’entrée de la ville s’étendent des prairies marécageuses qui, chaque hiver, se transforment en vaste lac. Aux premiers frimas, ce lac gèle. Il fait très froid sur ces plateaux d’Asie balayés par un vent glacial… Ce soir, quand la température chutera, l’on conduira les quarante sur la rive. On les contraindra à se dévêtir et, nus, à s’allonger sur la glace. Jusqu’à ce que mort s’ensuive. La fin sera lente, et pénible. D’autant plus lente et pénible qu’une chance de se sauver leur est laissée : un cabanon chauffé est installé au bord du lac. À tout moment, l’un ou l’autre pourra aller se réfugier dans cette étuve mais ce geste sera assimilé à une apostasie.
Couchés sur la glace
Dédaigneux, les quarante jeunes gens se déshabillent et, nus, vont se coucher sur le lac gelé. Ils n’en bougeront plus. À une exception près. Vers 3h du matin, pétrifié de froid, privé du soutien de ses camarades qui, peu à peu, ont sombré dans l’inconscience, l’un des garçons, claquant des dents, n’y tient plus et, rassemblant ses dernières forces, rampe jusqu’à la rive, atteint le cabanon chauffé, s’y réfugie, et meurt, son organisme épuisé n’ayant pas supporté le choc thermique…Hier soir, Quirion, le meneur, disait que Dieu leur avait permis d’être quarante à rendre témoignage et que le matin les trouverait quarante morts pour le Christ. Or, ils ne sont plus que trente-neuf… En larmes, l’un des soldats de garde se lève, dit à son chef : "Je suis chrétien, moi aussi" et, se déshabillant, va se coucher sur la glace à la place du lamentable déserteur. Le soleil levant révélera bien quarante corps gelés sur le lac. Les soldats chargés du décompte s’aperçoivent que le plus jeune, Méliton, est encore en vie. Saisis de pitié, ils décident de le sauver, incapables de le jeter, avec les cadavres de ses compagnons, sur le bûcher prévu. Ils ont compté sans sa mère venue rendre les derniers devoirs à son fils. Héroïque, elle exige que son enfant, vivant, ne soit pas séparé de ses camarades morts et veille à ce qu’il soit porté avec les autres à la crémation, lui répétant :
Le nom des quarante
Ainsi périrent à Sébaste de Petite Arménie, dans la nuit du 9 au 10 mars 320, quarante officiers chrétiens. Ils se nommaient Quirion, Candide, Domnus, Méliton, Domitien; Eunoichos, Sissinius, Heraclius, Alexandre, Jean, Claude, Athanase, Valens, Élien, Éditius, Acace, Vibianus, Élias, Théodule, Cyrille, Flavius, Celerianus, Valerius, Cudio, Sacerdon, Priscus, Eutychios, Eutychès, Smaragdus, Philoctimon, Ætius, Nicolas, Lysimaque, Théophile, Xanthéas, Angias, Leontius, Hesychius, Caius et Gorgon. Par un étrange oubli, nul n’a noté le nom de la mère de Méliton. Elle aurait pourtant bien mérité de partager la gloire de son fils et de ses amis.