Rentré définitivement en France fin décembre, le père François Ponchaud, 82 ans, est l’un de ces témoins discrets dont la vie se mêle intimement à celle de l’Histoire. Prêtre des Missions Étrangères de Paris, il a passé 56 années au Cambodge. Arrivé en 1956, un an après son ordination sacerdotale, il y a étudié le khmer, la culture cambodgienne bouddhiste et a vécu, en 1975 l’arrivée des Khmers Rouges, véritables génocidaires à l’origine de la mort de 2 millions de personnes.
Le père François Ponchaud est l’un des derniers occidentaux à être expulsé du pays, le 8 mai 1975, et reste un témoin privilégié de l’horreur du régime qui se met en place. Un témoignage qu’il a raconté dans un livre Cambodge année zéro, et qu’il a accepté de livrer pour Aleteia.
Aleteia : Comment un Savoyard comme vous s’est-il retrouvé au Cambodge ?
Père François Ponchaud : J’ai tout simplement été envoyé là-bas. Quand on m’a parlé du Cambodge, j’aurais à peine pu le situer sur une carte. C’était si loin… Lorsque je suis arrivé, en 1965, j’ai commencé par trois années d’apprentissage de la langue Khmère. Par bonheur, j’étais un bon élève et cela m’a été très utile pour ma mission, qui comportait de nombreuses difficultés.
Quelles étaient ces difficultés ?
La première d’entre elles c’est que le clergé était essentiellement composé de Français qui ne parlaient que le Vietnamien. L’influence du Vietnam, qui avait une Église plus nombreuse et mieux structurée que celle du Cambodge, était déterminante. Or, c’était un mauvais service à rendre au pays pour son évangélisation, car les peuples cambodgiens et vietnamiens ne sont pas précisément les meilleurs amis qui soient. Après l’apprentissage du Khmer, nous nous sommes attelés à la tâche de la traduction des Évangiles. Puis notre mission d’évangélisation s’est encore compliquée avec la guerre qui a commencé en 1970 qui devait aboutir à la victoire des Khmers Rouges.
Comment vous parvenaient les échos de la guerre ?
Au début, c’étaient des histoires de massacres. Les Khmers Rouges, en particulier, étaient soupçonnés d’avoir détruit des villages entiers, d’avoir exterminé leurs occupants. On ne savait pas tellement que penser de ces rumeurs. En temps de guerre de tels évènements arrivent malheureusement. À ce moment-là, on ne pouvait pas deviner le caractère inédit de ce qui se préparait dans mon pays d’adoption.
En 1970, j’ai loué une grande chaloupe pour évacuer les congrégations vietnamiennes de la région de Kratié. Un millier de personnes ont ainsi échappé à une mort certaine !
Cela ne nous empêchait pas d’être très inquiets. En 1970, j’ai loué une grande chaloupe pour évacuer les congrégations vietnamiennes de la région de Kratié. Un millier de personnes ont ainsi échappé à une mort certaine ! Quant à nous, les ressortissants français à Phnom Penh, nous nous pensions protégés par notre nombre et les réactions internationales que susciteraient notre assassinat.
Comment avez-vous vécu les derniers jours avant la prise de Phnom Penh, en 1975 ?
Du jour au lendemain, la ville était vide… C’était impressionnant. Nous avons vu les Khmers Rouges se livrer à des actes de pillages, de destructions gratuites. Les combattants communistes ne crachaient pas sur les biens matériel. Et malheureusement cela continue avec les dirigeants actuels. Sous un verni communiste, ils affament leur pays par leur corruption. Nous avons finalement dû être évacué, cette même année. Là encore, j’entendais depuis l’étranger que les Khmers se livraient à des massacres abominables. Mais était-ce vrai ? Après tout, il est courant que l’on noircisse l’ennemi en temps de guerre… Alors je me suis mis à écouter radio Phnom Penh.
Les Khmers ne voulaient plus de classe intellectuelle, plus de classe moyenne, seulement des pauvres sans éducation.
Qu’avez-vous découvert ?
Les Khmers ne dissimulaient rien. Leurs slogans dévoilaient dans sa brutalité nue l’expérience qu’ils tentaient à l’échelle d’un pays. Ils ne voulaient plus de classe intellectuelle, plus de classe moyenne, seulement des pauvres sans éducation. L’un de leurs slogans disait : "Les garder en vie, nul profit ; leur mort, nulle perte". Ils parlaient des classes éduquées, jugées occidentalisées et donc antinationales. Il suffisait de tendre l’oreille pour découvrir leur programme de mort, diffusé sur les bandes FM ! J’étais abasourdi par ce que je découvrais, et je l’ai d’ailleurs fait savoir.
Quand les Khmers ont été défaits, les choses ont-elles changé ?
La clique communiste qui reste au pouvoir demeure un pouvoir autocratique, qui empêche le pays de se développer. Les missionnaires ont pu revenir à partir de 1985 et la mission a pu continuer. Je suis personnellement revenu en 1993. Mais ce n’est pas une mission facile. Il est difficile de mesurer, pour des Occidentaux, le fossé culturel qui nous sépare des Khmers, qui sont très influencés par le bouddhisme.
En quoi cette culture rend-elle difficile la transmission de l’Évangile ?
Il y a des problèmes très prosaïques de vocabulaire. Ainsi, il n’existe pas d’équivalent au mot Dieu dans la langue Khmère. Il n’y a pas non plus de Création, mais le monde est éternel. Les Khmers se montrent bienveillants, ils voient dans les Évangiles une invitation à bien faire. Ils imaginent qu’ils se sauvent par les actions qu’ils accomplissent. L’idée d’un Sauveur leur est parfaitement étrangère. À leurs yeux, Jésus est une bonne personne, qui mérite le respect, qui a fait de bonnes actions, mais cela s’arrête là. L’Église du Cambodge grandit, mais j’ai peur qu’elle ne le fasse pas sur des bases bien solides.
Quelles sont les perspectives pour l’avenir ?
Un point positif, c’est que nous arrivons enfin à avoir un clergé Khmer. C’est un point important. Mais je suis inquiet de la domination chinoise qui se profile sur le pays. Il me paraît désarmé face à elle, et le Parti communiste chinois sait qu’il peut jouer sur la rivalité du Cambodge avec le Vietnam.