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Comment être libre comme Dieu est libre ?

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Cyrille Michon - publié le 09/11/21
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Il y a plusieurs notions de liberté, que ce soit à l’égard de la contrainte physique et morale ou par choix entre le bien et le mal. Une troisième liberté assure l’absence d’asservissement à l’égard du péché, avec l’aide de la grâce.

Que signifie « liberté » ? Il y a un problème de terminologie : l’on confond trois acceptions du mot « liberté » qui sont évidemment liées entre elles. Des trois, la première n’est a priori pas problématique : on peut avoir des désaccords sur son application à tel ou tel cas particulier, mais personne ne la niera. Il s’agit de la notion qui permet de faire la distinction entre l’homme libre et celui qui est emprisonné ou réduit à l’esclavage. Cette liberté peut être étendue aux animaux, dans un zoo ou dans la savane, voire à des objets inanimés, lorsque l’on parle par exemple de la chute libre d’une pierre. Cette notion de liberté est fortement liée à la notion de contrainte ou de violence : la chute libre d’une pierre est une chute sans contrainte, l’homme libre est celui qui n’est pas contraint à rester dans les murs de la prison ou sous la domination d’un autre.

La liberté qui semble être la plus importante et la plus délicate philosophiquement, sur laquelle les penseurs peuvent avoir des points de vue différents, est celle que l’on peut appeler « liberté à l’égard de la nécessité ». Elle traduit l’idée de ne pas être déterminé, que ce soit par des causes antérieures ou par des facteurs quelconques, de sorte que le futur soit ouvert et non réduit à une unique voie possible. Une troisième distinction est possible et a nécessairement sa place dans la vision chrétienne de la liberté. Il s’agit de la liberté à l’égard d’une limitation intérieure. Un vice peut être perçu comme une privation du premier type de liberté si c’est une addiction, mais hors de telles extrémités, il constitue déjà un penchant, une incapacité à renoncer, par rapport auquel on peut augmenter sa liberté. Ce dernier sens est celui de la libération apportée par Jésus-Christ : la libération du péché. C’est aussi la liberté qu’apporte la vérité. Elle relève du premier sens (et s’oppose à une forme d’asservissement : au péché, aux mauvais penchants) et présuppose sans doute la liberté au deuxième sens (elle ne s’applique pas à qui n’a pas la capacité de choisir et de faire le bien).

Liberté de l’homme ou liberté de Dieu ?

Cette triple distinction remonte à saint Bernard qui, dans son traité sur le libre arbitre, oppose la liberté soit à la contrainte (libertas a coactione), soit à la nécessité (a necessitate), soit à la misère (a miseria). C’est la misère de l’homme, c’est-à-dire son état de péché, qui le prive de liberté. Pour saint Bernard, l’homme possède la deuxième forme de liberté qu’il appelle liberté « native », mais la troisième relève de la vie éternelle. Elle est une liberté accordée aux bienheureux et anticipée en cette vie par la réception de la grâce divine. 

Mais si la possibilité de faire le mal, et de l’éviter, est une condition de la responsabilité morale, il faut en conclure qu’il n’y a pas de responsabilité morale pour Dieu.

On peut d’ores et déjà préciser que la liberté dont parlent le Christ : « La vérité vous rendra libres » (Jn 8, 32), puis saint Paul « la liberté des enfants de Dieu » (Ga 4, 1-11) est la troisième liberté, celle qui vaut vraiment la peine, la liberté à l’égard du péché. En jouir, c’est à la fois être à l’abri des conséquences du péché (la misère), mais aussi de l’accomplissement du péché ; c’est ne pas pouvoir pécher. Mais si la possibilité de faire le mal, et de l’éviter, est une condition de la responsabilité morale, il faut en conclure qu’il n’y a pas de responsabilité morale pour Dieu. Dieu n’a pas à répondre du mal qui lui est étranger : nous sommes responsables du mal ou du bien que nous aurions pu faire. De tels propos sont à manier avec prudence, mais semblent bien établis dans la tradition.

Au-delà de la morale

La notion de morale et de mérite est donc liée à la liberté à l’égard de la nécessité, quant au bien et au mal. Traditionnellement, c’est cette liberté que l’on appelle libre arbitre ; peut-on dire alors que Dieu possède un libre arbitre ? Thomas d’Aquin l’affirme : Dieu prend des décisions qui auraient pu être autres. Dieu peut choisir de créer un monde ou de ne pas en créer, de s’incarner à tel moment ou tel autre, ou encore de choisir telle personne pour telle tâche (vocation), alors qu’il aurait pu ne pas le faire, et en choisir une autre. En revanche, Dieu n’est pas libre de vouloir le bien, il le veut nécessairement. De ce point de vue, sa liberté relève entièrement du troisième concept. Mais ne pas pouvoir vouloir autre chose que le bien, c’est être plus libre que de pouvoir ne pas vouloir le bien. Pour saint Augustin, « ne pas pouvoir pécher » (non posse peccare) est une liberté plus haute que celle de pouvoir ne pas pécher (posse non peccare).

Libre arbitre et déterminisme

La première définition ne pose pas de problème ; elle est éventuellement la seule liberté que certains reconnaissent ; elle sert à distinguer un état d’un autre. La vraie problématique réside dans la deuxième définition : la question du libre arbitre. Elle se décline selon deux axes principaux : l’idée d’un déterminisme de nature et celle de la volonté divine souveraine. La troisième définition permet de renouveler cette problématique. Le grand défi depuis trois siècles (depuis la physique classique de Newton), ce qui semble être la plus importante menace sur la liberté, au deuxième sens — le libre arbitre —, c’est l’idée du déterminisme de la nature.

L’idée germe alors que, si nous connaissions parfaitement un état de l’univers, ainsi que toutes les lois de la nature (comme le démon de Laplace), nous serions capables de prédire tous les états suivants. La liberté humaine à l’égard de la nécessité ne serait alors qu’une illusion produite par des mécanismes inconscients, ou bien il faudrait la redéfinir de manière compatible avec le déterminisme, les choix « libres » étant alors également nécessaires et déterminés par des circonstances qui ne dépendent pas de nous.

Le problème de la prédestination

Un problème similaire se posait aux théologiens du Moyen Âge à propos de la prédestination. C’est alors la volonté infaillible de Dieu qui est susceptible de déterminer nos choix. L’un ou l’autre de ces deux déterminismes peut paraître plus dramatique que l’autre, mais dans un cas comme dans l’autre se pose la question de la responsabilité. Toutefois, le troisième sens de la liberté, par rapport à la misère, paraît indépendant des déterminismes éventuels. Cela explique que, dans la tradition chrétienne, il y ait eu des tensions assez fortes, notamment depuis saint Augustin, entre les tenants d’un libre arbitre véritable, qui semble se soustraire à la souveraineté divine, et l’insistance sur la souveraineté divine absolue, qui met à mal la liberté à l’égard de la nécessité, tout en préservant les deux autres sens de « liberté ».

Le mal n’est pas déterminé par Dieu

La position de saint Augustin a évolué, en particulier dans sa conception du péché originel, en direction d’une conception qui rend difficile le maintien d’une liberté à l’égard de la nécessité. Il affirme que l’important est que le péché procède de son auteur, qui en est donc responsable. De ce point de vue, nous sommes libres ; mais étant données la prescience et surtout la volonté divine au sens absolu, je ne peux pas faire autrement parce que, sans la grâce de Dieu, je ne peux pas éviter le péché, et avec la grâce de Dieu, puisqu’elle est efficace, je ne peux pas pécher.

Saint Augustin défend ainsi une position qu’on pourra appeler « compatibiliste », c’est-à-dire qui rend compatible un certain sens de liberté avec la nécessité.

Mais de nos jours, et en fait depuis le concile de Trente, rares sont les catholiques affirmant que l’on n’a pas du tout de liberté à l’égard de la nécessité. Saint Augustin défend ainsi une position qu’on pourra appeler « compatibiliste », c’est-à-dire qui rend compatible un certain sens de liberté avec la nécessité. La théorie selon laquelle la liberté est compatible avec la nécessité a été développée ensuite par des penseurs anglais du XVIIe siècle dont Hobbes : si être libre signifie pouvoir faire ce que l’on veut, alors on peut agir conformément à notre volonté ; en revanche, notre volonté est elle-même déterminée, en l’occurrence par l’environnement, l’éducation, le génome…

Dans l’Église, une position délicate à tenir 

La tradition catholique insiste sur la responsabilité par rapport aux déterminismes naturels. En revanche, la question d’un déterminisme d’origine divine y fait davantage débat et la fluctuation des notions n’aide pas à y voir clair. En préservant toujours la souveraineté divine, la doctrine s’est précisée vers l’affirmation d’une véritable liberté humaine à l’égard de la nécessité. Les textes les plus importants sur le sujet semblent être les décrets sur la grâce du Concile de Trente et, concernant la souveraineté divine, la fameuse constitution Dei Filius de Vatican I qui dit que Dieu connaît les futurs contingents. Mais il ne s’agit ici que de connaissance. Sur la prédestination, la doctrine catholique est ambiguë, car elle essaie de tenir à la fois que les sauvés le sont par la volonté de Dieu, mais que les damnés le sont par leur propre choix (contre la « double prédestination » de Calvin).

Soit la volonté de Dieu est absolument souveraine et rien ne lui échappe, soit elle peut être frustrée par la volonté humaine, l’homme étant libre d’accueillir ou non la grâce. La question est si difficile qu’au XVIIe siècle, il a été demandé aux théologiens d’arrêter de parler de ce sujet (controverse De auxiliis). La difficulté se reporte aussi dans la prédication, qui repose en grande partie sur la responsabilité des fidèles.

Éviter les écueils

La doctrine refuse le pélagianisme, voire ce que l’on appelle semi-pélagianisme, c’est-à-dire respectivement que la grâce n’est pas nécessaire pour que l’homme accomplisse le bien, ou que la grâce est nécessaire mais non suffisante. Au XVIIe siècle, la Réforme ayant soutenu clairement la prédestination, un débat s’est engagé entre saint François de Sales et les disciples de Calvin. Par la suite, la doctrine de la prédestination s’est beaucoup affaiblie dans le catholicisme. Il faut donc être prudent avec les sources et connaître leur valeur.

La raison majeure d’affirmer le libre arbitre est la responsabilité morale et l’idée de rétribution, notamment au moment du Jugement ; c’est aussi très important pour répondre au problème du mal.

Pour éviter de trop se risquer, on peut penser à un opuscule de Bossuet sur le libre arbitre, qui défend l’idée que nous pouvons soutenir à la fois que Dieu a souveraineté sur toute chose et que nous avons le libre arbitre même si nous ne voyons pas par où ces deux positions s’accordent. Il ne suit pas en effet de cette incapacité à comprendre que les deux soient incompatibles, seulement qu’il y a là un mystère.

La raison majeure d’affirmer le libre arbitre est la responsabilité morale et l’idée de rétribution, notamment au moment du Jugement ; c’est aussi très important pour répondre au problème du mal. Que Dieu Créateur permette le mal ne s’explique que si la liberté humaine introduit cette imperfection dans la Création. Cela signifie que Dieu a préféré à un monde sans liberté un monde libre courant le risque du mal. Par suite, l’idée du pardon repose aussi sur une relation entre le péché et son auteur. Elle est liée à la liberté. Cette notion est donc indispensable pour la foi chrétienne.

Pourquoi ne pas s’en tenir à un déterminisme physique ?

De deux choses l’une : ou bien la nature est déterminée et il n’y a pas de liberté ; ou bien elle ne l’est pas et la liberté est possible. Je pense que nous n’avons pas de raisons, ni a priori (c’est-à-dire procédant de la pure réflexion), ni a posteriori (fondées sur l’expérience), de dire que toute la nature est déterminée. Il est vrai que la science classique est déterministe, au sens où ses lois sont déterminantes, mais tout n’est pas forcément soumis à ces lois : d’une part, au niveau des constituants ultimes de la matière, la physique quantique semble reposer sur l’idée d’indéterminismes inéliminables ; d’autre part, la complexité des organismes biologiques semble aller de pair avec des comportements indéterminés, au moins parfois. On trouve chez certains philosophes une sorte de préjugé en faveur du déterminisme. À l’inverse, des auteurs comme Duns Scot soutiennent que la contingence dans la nature ne vient que de la volonté. Pour ma part, je pense qu’il faut de l’indétermination naturelle pour qu’une volonté libre puisse s’inscrire dans la nature.

L’habitude entrave ou libère ?

Le sentiment de la liberté pose aussi problème : on peut se sentir libre et ne pas l’être ou ne pas se sentir libre et l’être en fait. Les habitudes, sans être des contraintes, peuvent donner l’impression de diminuer la liberté. L’habitude revêt deux faces : d’un côté elle détermine sans contrainte ; de l’autre côté, elle relève avant tout d’un choix. On peut même considérer l’habitude comme un accès à un niveau supérieur de liberté : le pianiste, lorsqu’il est imprégné de son morceau, a plus de liberté dans le jeu, parce que l’habitude permet de libérer son attention de certaines choses. On se rapproche ici de l’idée de liberté par rapport à la misère ; la vertu est alors un peu l’habitude à opposer au vice. Lorsque l’on parle d’actions quasi-machinales, on peut insister sur le fait que ce sont des actions inauthentiques, ou au contraire affirmer qu’elles permettent de faire d’autres choix. Un moine disait : « La routine, c’est la liberté. »

L’habitude relève initialement d’un choix

D’autre part, aussi bien le vice que la vertu sont des habitudes acquises, ce qui implique que des choix ont été prononcés pour amener à telle habitude. On peut donc considérer que, dans la mesure où ces choix sont libres, les habitudes qui en découlent héritent de cette liberté initiale. Le vocabulaire du vice et de la vertu vient d’Aristote, pour qui le vice peut finir par être insurmontable — ce qu’il appelle bestialité. De tels vices demeurent imputables à la responsabilité de l’homme, puisque ce sont des choix libres qui ont mené à cette situation. En revanche, il semble chez Aristote que l’homme vertueux soit toujours susceptible de tomber dans le vice. Les notions ne sont donc pas symétriques. Dans la vision chrétienne, le vice n’est jamais irrécupérable et totalement déterminant. Dieu donne toujours la possibilité de se repentir.

Avec le Christ, utiliser sa liberté pour le bien

La liberté par rapport à la misère est la condition des bienheureux, qui résulte du bon usage de la liberté au deuxième sens en cette vie : c’est la liberté au sens de libération. Il s’agit d’une libération face à la contrainte intérieure du péché. Acquise par la grâce du Christ, qui libère du péché, elle se maintient dans la gloire divine. Il s’agit donc d’une libération du mal, à l’image de la liberté de Dieu. En ce sens, la liberté consiste dans l’amour du bien, sans possibilité de faire le mal. L’homme avant le péché originel peut ne pas pécher, mais il peut aussi pécher, tandis que l’homme dans la gloire ne peut pas pécher. C’est une liberté qui ne fonde plus la responsabilité morale : après la mort, nous n’avons plus ni mérites ni fautes. Notre liberté n’est plus de l’ordre du libre arbitre, mais de l’évasion de notre condition pécheresse.

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