Elle est là, noyée dans la foule qui se presse dans les rues de Lille. Cela fait deux ans qu’on l’attend cette brocante ! L’an passé, le virus nous en privait. En ce mois de septembre où l’été s’attarde dans le ciel du Nord, nul ne compte se priver du plaisir de sortir, de chiner, de trinquer, de chanter, de se retrouver. Certes les stands sont moins nombreux, réservés par prudence aux seuls commerçants. Mais de-ci de-là, dans les cours des presbytères par exemple, les étals sont montés, les cartons d’objets les plus hétéroclites déballés, et d’aucuns retrouvent le plaisir de s’attarder devant tous ces vestiges de vies les plus divers et les plus étranges parfois, rassemblés et livrés aux regards pas toujours indulgents du passant.
Et la voici, cette vieille dame, qui arrive au moment où la journée s’achève, où l’on commence à ranger ce qui semble ne jamais pouvoir être vendu. Elle tient dans la main une sorte de petite chose en porcelaine. À y regarder de plus près, la petite figurine de chien fabriquée industriellement par quelque usine chinoise, épouse étrangement la forme d’une soucoupe et semble bien anodine. Qui voudrait de cela chez soi ? Elle. Elle la regarde avec une vraie tendresse. Et un puissant désir aussi. « C’est vraiment très joli, vous ne trouvez pas ? » L’homme auquel elle s’adresse, par bonté ou par miséricorde, esquisse un air complice. Oui, vraiment, assure-t-il, cela est beau. Elle en demande le prix. L’idée, pour le vendeur, n’est pas de gagner ainsi sa vie mais de ramasser quelque profit pour offrir des repas à ceux qui sont à la rue. Elle comprend l’objectif et assure trouver tout cela formidable. Mais du coup, ajoute-t-elle : « Ça fait combien ? » « Ce que vous voulez », lui répond-il. Elle repose l’objet avec une forme de mélancolie. Non, vraiment, le prix à payer est trop incertain… elle préfère renoncer.
Un peu plus tard, poursuivant la discussion, elle expliquera qu’elle fut coiffeuse, elle aimait bien mettre dans les cheveux des clientes, les bigoudis, autrefois. Elle aimait parler des rois et des reines, des amours et des déboires des grands du monde et des paillettes. Mais cela fait maintenant des dizaines d’années qu’elle ne travaille plus. Chômage, chômage, puis retraite. Et pas beaucoup d’euros pour agrémenter son intérieur. Elle regarde une dernière fois ce petit chien au regard naïf : s’il est encore là l’an prochain, peut-être qu’elle se laissera tenter. Mais là, ce serait excessif…
Dans la foule riante et joyeuse des rues de Lille, elle part vers son chez elle. N’emportant de la journée que le souvenir de cet objet sans prix, et, pour elle, inabordable. Elle se cognera dans le métro, à quelques sacs bien pleins. Mais au fond, elle est contente d’avoir pu quelques minutes évoquer la vie passée, celle qui fut riche de rencontre et de sens. Sa solitude du soir en sera peut-être moins pesante et sa destinée moins vertigineuse. Surtout qu’en déposant le cabas qu’elle tenait à la main, en enlevant le parapluie qu’elle y avait rangé par prudence et par habitude, elle trouvera sans doute ce petit chien que l’homme, ému et maladroit, y glissa juste avant qu’elle ne tourne talons. Ils sont nombreux ceux qui, comme elle, porte à leur bras des cabas qui ne se remplissent pas. Puissions-nous, à l’image de ce vendeur d’occasion, être tout aussi nombreux à les remplir de notre humanité en y déposant le poids de notre fraternité.