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"Femmes, je vous le dis, vous rangeriez Dieu même / s’il venait à passer devant votre maison…". Charles Péguy était-il un indécrottable misogyne, vendu au patriarcat ? Un gobeur de stéréotypes, doublé d’un macho impénitent ? Ou avait-il prédit, cent ans avant tout le monde les incroyables succès d’édition de tous ces ouvrages consacrés au rangement de la maison, dédiés à l’organisation de notre temps et de notre travail ? Se promenait-il au mois de septembre dans les rayons de supermarchés consacrés aux grands nettoyages de rentrée ? Rien de tout cela, évitons au passage de succomber au ridicule des critiques anachroniques, et des interprétations hors-sol qui fleurissent dès qu’il est question du statut de la femme à travers le temps.
Et pourtant, dans ces vers du magnifique poème Ève, Péguy accuse bien la femme de se livrer à la manie du rangement, du classement, des comptes, et du ménage. Comme si une lourde malédiction pesait sur elle. Il n’a pas tort. Une force irrépressible empoigne toute maison, tout foyer, et produit de la dispersion, du morcellement, du bazar et de la saleté. C’est un flot continu qu’il faut remonter sans cesse. Encore et encore. Or nos « yeux inventés pour une autre lumière » cherchent l’ordre et la clarté, aspirent à cette harmonie d’où nous venons, où tout était donné et rien n’était compté.
"Le rangement n’est pas une maniaquerie toute féminine, empirée par la présumée inertie masculine : c’est un symptôme métaphysique !"
Le rangement n’est donc pas une maniaquerie toute féminine, empirée par la présumée inertie masculine : c’est un symptôme métaphysique ! Nous rangeons parce que nous sommes des créatures déchues, des reines tombées de leur trône ; nous rangeons parce que nous sommes faits pour le Ciel, pour ce qui est éternellement beau et qui nous échappe ici-bas… Qui aurait pu croire que le rangement a bel et bien quelque chose à voir avec l’Histoire du Salut ?
Bénissons alors celles qui rangent car elles nous font lever la tête, elles nous redisent mystérieusement que nous ne sommes pas faits pour ranger, mais pour vivre et profiter à plein d’un air plus pur et d’un espace plus large encore. Désolons-nous par conséquent, à la suite de Péguy, lorsque la folie nous prend de vouloir ranger Dieu même : tout mettre dans des cases, bloquer dans des cadres, empêcher que la vie dépasse, déborde ou dérange. Vivre et aimer, c’est accepter de ranger pour les autres sans compter et décompter, sans ajouter et retrancher perpétuellement le temps passé et les tâches effectuées. Vivre et aimer, c’est aussi accepter d’être bousculé, dérangé, c’est aussi fermer les yeux sur ce qui n’est pas à sa place, ouvrir son cœur à celui qui, au mauvais moment, "vient à passer devant notre maison".