"Il y a quelque chose d’extraordinaire dans le métier de vigneron, c’est ce que vous allez mettre en bouteille." Quand il parle de la vigne, Michel Chapoutier est intarissable. "Vous arrêtez le temps ! Dans une bouteille millésimée vous allez mettre un climat, vous allez mettre une année, vous allez prendre la photo d’un terroir à un moment donné". Huitième génération à la tête de la Maison Chapoutier, négociant et producteur de vin de la Vallée du Rhône, Michel Chapoutier a quelque chose d’inclassable. Intuitif, visionnaire, il a réussi à imposer son entreprise dans le cercle très fermé des négociants et producteurs de vin reconnu à l’international. Mais il n’en a pas moins gardé sa simplicité et sa franchise. Amoureux des terroirs et des belles choses, Michel Chapoutier est aussi un sémillant catholique qui soutient une Église de mission et de proximité. Entretien.
Aleteia : Votre famille est installée dans la vallée du Rhône depuis le début du XIXe, vous êtes vignerons depuis huit générations… Avez-vous choisi la vigne ? Ou vous a-t-elle choisi ?
Michel Chapoutier : Être la énième génération à pratiquer un métier peut vous donner un savoir-faire ou être un piège. J’ai passé les étés de mon enfance dans le Vercors, une petite région près de chez nous. Quand j’y allais, je logeais chez un vieux couple dont les trois filles étaient parties à la ville. J’y ai découvert cette agriculture du XIXe, une agriculture avec un contact sain de l’humain avec l’animal, la plante, la terre. J’y ai découvert la passion du terroir. L’amour du terroir. Le vin m’a passionné car il y avait cette alchimie, cette transmutation du minéral en végétal mais plus globalement car il incarnait cette magnifique définition du terroir de Jean-Robert Pitte qui le lie à la fois au sol, au climat et à l’humain.
Qu’entendez-vous par là ?
Dans notre région, vallée du Rhône, le concept des appellations contrôlées a été un concept révolutionnaire lorsqu’il a été mis en place dans les années 1930. Cela revenait à dire que si je change de sol, le gout de ma matière va changer, de mon produit agricole va changer. En réalité si vous changez de sol, le goût de votre végétal ne va pas changer, c’est le gout de votre végétal après fermentation. Si vous prenez un raisin de syrah qu’il y a chez nous sur un sol granitique ou sur un sol calcaire, que vous goûtez ces deux raisons syrah, vous allez avoir le même goût. Car votre palais n’est pas capable de sentir cette différence de quelques milligrammes de calcium, de fer ou d’alumine. Mais ces oligoéléments qui sont dans le jus vont influencer la population levurienne. Et ce sont les levures, lors de la fermentation, qui vont donner une texture aromatique. Le vin est une divine symphonie aromatique. Ce qui extraordinaire dans notre travail d’appellation contrôlée c’est que si vous avez des vérités dans le sol, si vous arrivez à laisser vos sols vivants, vos sols vont vous parler et vous donner des goûts différents. C’est cela qui me passionne !
Qu’est-ce qui vous plaît tout particulièrement dans ce métier ?
Il y a quelque chose d’extraordinaire qui est ce que vous allez mettre en en bouteille. Vous arrêtez le temps ! Dans une bouteille millésimée vous allez mettre un climat, vous allez mettre une année, vous allez prendre la photo d’un terroir à un moment donné. Arriver à travailler cela, c’était pour moi la reprise du solfège de base de l’agronomie.
Il y a bien sûr le savoir-faire du viticulteur mais vous êtes aussi à la tête d’une entreprise florissante… Le côté business vous plaît-il autant ?
J’ai racheté l’entreprise à mon grand-père au début des années 1990 à l’âge de 25 ans. Mon père l’avait repris mais plus par devoir que par passion. Je ne me considère donc pas comme l’héritier d’un empire mais comme quelqu’un qui, passionné par ce savoir-faire, a décidé de prendre la tête d’une entreprise en difficulté. Ce qui m’a plus dans l’aspect business tout comme dans celui du travail de la vigne, c’est l’ingéniosité, la curiosité, avoir une vision globale et multi-disciplinaire. C’est être précurseur sans jamais se reposer sur ses acquis. Par exemple, quelques années après avoir repris l’entreprise, nous avons été les premiers à proposer des étiquettes de vin en braille. Le concept du braille a été imaginé par Louis Braille. Mais celui qui a mis en place et concrétisé le braille c’est Maurice Mounier de la Sizeranne. L’aîné de ses enfants est devenu peintre, le second écrivain et le troisième, qui devait prendre le domaine, est devenu aveugle…C’est pour cela que mon grand-père a racheté les vignes de la Sizeranne et c’est lui qui a lancé l’association Valentin Haüy. C’est comme ça que je me suis dit qu’il fallait qu’on trouve un moyen de faire du braille à des prix abordables. Nous avons mis au point de sacrés systèmes pour y arriver. Puis lorsque ça a été fait, j’ai dis : "Maintenant on les met à la disposition de tous gratuitement". Certains m’ont dit qu’il fallait au contraire protéger ces systèmes. Je leur ai répondu que pour agir dans l’intérêt de l’entreprise il fallait marcher plus vite que son voisin mais qu’un avant se partage. Autrement vous vous endormez et vous ne marcherez jamais plus vite que votre voisin.
J’ai réalisé qu’on parlait toujours des communes et jamais des paroisses.
Nous avons également été les premiers à nous mettre à la biodynamie en 1991. Et nous avons travaillé sans filet ! À la Maison Chapoutier, nos équipes ont le goût de la recherche, du questionnement, ils n’hésitent pas à remettre en cause ce qu’on leur a enseigné pour penser de nouvelles manières de faire ! Dernier exemple qui me tient à cœur, nous sommes actuellement en pour-parler pour voir comment nous pourrions travailler avec l’Arche de la Vallée, dans la Drôme.
Vous avez lancé il y a quelques mois une cuvée saint-Joseph… Comment l’idée vous est-elle venue ?
Pendant le confinement j’ai réalisé qu’on parlait toujours des communes et jamais des paroisses. D’autant plus que le premier confinement a privé les paroisses du revenu symbolique mais incontournable qu’est la quête. Dans un premier temps je me suis demandé ce que je pourrais faire, comment je pourrais être utile. J’ai alors eu l’idée de vendre une cuvée spéciale et qu’une partie du profit soit reversé à ma paroisse qui s’appelle saint Joseph de la Galaure. Et quand le pape François a annoncé quelques mois plus tard une année spéciale saint Joseph je me suis dis : "Et bien voilà, ça c’est un message !".
Que représente saint Joseph pour vous ?
Etant un enfant de saint Joseph de la Galaure et ayant connu Marthe Robin, j’ai une sensibilité mariale extrêmement forte. Et qui dit sensibilité mariale dit bien évidemment sensibilité vis-à-vis de saint Joseph. Il est le père nourricier de Jésus, c’est lui qui l’a élevé, qui a participé à sa formation. Il y a une dimension de la paternité qui est spirituelle et saint Joseph nous permet de le comprendre. Avec saint Joseph on remet l’homme à cette position central d’éducation.
On trouve également sur votre site un onglet "Œuvres caritatives" où les internautes peuvent soutenir plusieurs diocèses et plusieurs églises…
C’est important qu’une entreprise ait des actions. Si on part du principe qu’une entreprise est une personne morale, il faut lui donner une âme. Une âme ça passe par des actions. Et le courage de ses actions.
Comment votre foi s’est construite ?
Ma mère était protestante, mon père catholique. Ils se sont mariés en 1955 mais l’Eglise catholique refusant de les marier dans l’église, ils sont allés se marier à Stuttgart. Leurs cinq enfants – dont moi – ont été baptisés. Mais nous n’avons pas grandi dans un environnement familial particulièrement catholique. Je l’ai plus découvert en fréquentant l’établissement scolaire Saint-Bonnet à Châteauneuf-de-Galaure. Puis après vous reprenez le cours des choses, la vie, vous vous battez pour tracer votre voie. Je me suis éloigné à un moment, comme beaucoup. Mais je conservais une certaine fidélité à la pensée de l’Église et j’étais prêt à me relever pour défendre ses valeurs, son éthique. Et puis il y a quelques années, j’ai perdu des gens proches. Je me suis alors demandé ce que j’étais en train de faire, un peu comme Saül sur la route de Damas. Si je ne donne pas de sens à ma vie, je vais finir par ne m’occuper que du matériel et pas du spirituel ou de l’esprit. J’ai réalisé qu’il fallait que je me remette debout, que je reprenne mes lectures, que je reparte sur le chemin sur lequel j’étais parti au lycée…
Une spiritualité qui n’est pas nourrit par la prière est une spiritualité creuse.
Quel parallèle faites-vous entre votre foi et votre travail de la vigne ?
Aide-toi et le ciel t’aidera ! Le travail de vigneron, c’est dix-huit mois de travail dans la vigne et non pas douze, puis des mois dans la cave. En juillet, la vigne porte sa récolte mais la récolte de l’année prochaine est déjà en gestation. Le vigneron travaille, croit, avance et multiplie les efforts. Il s’investit. La foi c’est pareil : il faut la cultiver, la travailler par la prière, les échanges, des lectures pour qu’elle se développe. Dans la vie vous prenez des chemins, qui sont des messages, des opportunités, et après il faut les entretenir. Mais si au quotidien vous revenez à votre ancienne vie, la flamme s’éteint, elle se met en veilleuse. Une spiritualité qui n’est pas nourrit par la prière est une spiritualité creuse.
Le vin n’est pas n'importe quel produit. Il est au cœur de la liturgie. Est-ce une fierté ? Une responsabilité supplémentaire ?
Le vin et le pain, au cœur de la liturgie, sont deux grands sarments et disent tellement de choses de l’homme et de sa relation à Dieu ! Il y a mille choses à dire mais celle-ci est peut-être moins connue tout en étant essentielle. Une vigne a des racines qui peuvent aller jusqu’à plus de 100 mètres de profondeur ! Elle envoie ses racines afin de chercher l’eau profondément. Si vous ne la taillez pas, elle devient une lionne. L’homme travaille la vigne afin de dompter et prendre soin de la Création. Mais l’homme est aussi une vigne qui se laisse façonner par Dieu.