Les nombreuses associations qui promeuvent le droit à l’euthanasie active, rebaptisée "assistance médicale à mourir" invoquent la dignité humaine, argument qui, convenons-en, semble indépassable. Qui peut s’opposer à ce que notre dignité soit respectée jusque dans l’agonie ?
En réalité, on nage en pleine confusion. Cessons de considérer la dignité humaine comme un post-it, comme une propriété qui va et vient selon les vicissitudes de la vie : il y aurait ceux qui bénéficieraient d’une mort digne, et tous les autres, bavant et gémissant, relégués au rang des plantes ou des animaux ? On ne perd pas sa dignité comme on perd son portable. Ma dignité d’être humain est inaliénable, rien ni personne ne peut me l’enlever, elle est intrinsèque, essentielle, elle est ce qui donne du prix à ma vie et qui fonde le respect absolu que tous doivent y porter, moi la première.
Celui qui me réduirait au pire des esclavages ne m’arracherait pas ma dignité : il me traiterait d’une façon qui n’est pas conforme à ma dignité, nuance. Et dans ce cas, très précisément, ce n’est pas la victime qui a perdu sa dignité, c’est le bourreau lui-même qui agit de manière indigne. Pour reprendre les mots de l’anthropologue Lévi-Strauss, "le barbare, c’est celui qui croit à la barbarie". Le barbare authentique, c’est celui qui pense que d’autres hommes ne méritent pas ou plus d’être considérés comme des humains, ne sont que des animaux ou des objets inutiles. Qu’est-ce que la dignité ? C’est la qualité propre à tout être humain, qui le fonde à être respecté et à se respecter lui-même, quel que soit son état physique ou mental.
Ce qu’il nous arrive de perdre, c’est autre chose. C’est ce qu’on appelle le respect humain. La crainte du jugement des autres, la peur de ne plus être considéré, de ne plus pouvoir faire bonne figure, d’être défiguré… C’est une forme d’amour-propre, cet amour-propre qui en prend un coup à chaque fois que le temps nous marque, que la maladie nous frappe, que la vieillesse nous gagne. Mais ce combat est perdu d’avance. Il est perdu depuis le jour de notre naissance, où nous sommes sortis du ventre de notre mère, gluants et enduits d’un mélange de déjections et de fluides divers. Il est perdu à chaque fois que nous nous livrons à l’étreinte amoureuse, éperdus et transpirants. Il est perdu dans ces dernières heures où tout ce qu’il restera de vie en nous s’épandra sur notre lit de mort. Osons regarder la vie en face, tout simplement.
Les heures les plus intenses de notre vie ne sont pas toutes belles à voir, ce qui n’empêche pas qu’elles puissent pour la plupart être belles à vivre.
Par conséquent aucune "aide active à mourir" ne nous fera échapper à cette condition tragi-comique : les heures les plus intenses de notre vie ne sont pas toutes belles à voir, ce qui n’empêche pas qu’elles puissent pour la plupart être belles à vivre. Et aucune directive anticipée ne nous débarrassera de l’ultime peur de la mort. En revanche, il y va de notre dignité à tous que chacun puisse bénéficier du soulagement des souffrances, de soins adéquats, de l’accompagnement, de la présence chaleureuse qu’il mérite inconditionnellement, quel que soit son état de décrépitude. C’est justement dans ces gestes que notre grandeur se manifeste, que notre humanité prend toute sa dimension : toutes les autres prétendues "aides à mourir dans la dignité" ne sont que des défaites.