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Pas d’hagiographie ! La stimulante enquête de Jean de Saint-Cheron sur Malestroit

Jean de saint cheron

Jean de Saint-Cheron, auteur de "Eloge d'une guerrière" (Grasset).

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Henri Quantin - publié le 05/03/25
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Qui était Mère Yvonne-Aimée de Jésus, cette religieuse augustine de Malestroit (Morbihan) décorée pour faits de résistance mais jugée trop "surnaturelle" par certains pour être reconnue par l’Église… ? Notre chroniqueur Henri Quantin a lu "Malestroit" (Grasset), l'enquête stimulante de l’héroïne oubliée que l’écrivain Jean de Saint-Cheron lui a consacrée, s’interrogeant sur sa sainteté, entre les deux écueils du positivisme critique et du sensationnalisme exalté.

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Faut-il parler du syndrome de Lisieux ? Du symptôme de sainte Thérèse ? La mère d’Yvonne Beauvais aura-t-elle regretté de lui avoir lu L’Histoire d’une âme, si elle avait trouvé l’acte d’offrande que sa fille écrivit à 9 ans en lettres de sang ? "Ô mon petit Jésus, je me donne à toi entièrement et pour toujours. […] Je te supplie de me faire devenir une sainte, une très grande sainte — une martyre." Dans l’enquête, d’une honnêteté intellectuelle exemplaire, que Jean de Saint-Cheron mène à Malestroit, les interrogations apparaissent dès l’enfance de son héroïne : "Pourquoi donc a-t-il fallu qu’Yvonne aille se fourrager les artères à la fin de chaque ligne comme s’il s’agissait d’un encrier ? Les preuves d’amour sont un pays étrange."

Ligne de crête

"Pays étrange", où l’instrument le plus utile à l’explorateur est la boussole amoureuse : noter les signes hors du commun, soit, mais ne jamais perdre de vue les fruits de l’arbre de la Charité. Car, folle ou non, une jeune fille qui trouve mille ruses pour apporter de l’argent aux familles misérables qu’elle visite n’a rien d’une névrosée enfermée dans son "moi" malade. Qu’Yvonne donne des concerts privés de piano ou qu’elle se rende méconnaissable pour faire des ménages dans les familles bourgeoises voisines, sa sueur et son sang ignorent le narcissisme doloriste.

Jean de Saint-Cheron suit à merveille la méthode de Chesterton devant saint François d’Assise : ni rejet péremptoire de l’inexplicable, obscurantisme scientiste, ni adhésion immédiate à un surnaturel confondu avec du merveilleux, obscurantisme fidéiste.

Lorsqu’elle a vingt ans, le surnaturel n’est pas encore le quotidien qu’elle essaiera bientôt de cacher à tous, mais Jean de Saint-Cheron, soudain, interrompt son récit : "Ici, encore une fois, j’en viens à douter de ce que j’écris, à en être embarrassé : on avait dit pas d’hagiographie. Les archives sont pourtant formelles." Aucun passage de Malestroit ne résume aussi bien la ligne de crête sur laquelle l’auteur marche sans jamais chuter, entre les impasses symétriques d’un positivisme qui trahit la raison qu’il prétend servir et d’un sensationnalisme qui voit dans des stigmates les clous du spectacle. Jean de Saint-Cheron suit à merveille la méthode de Chesterton devant saint François d’Assise : ni rejet péremptoire de l’inexplicable, obscurantisme scientiste, ni adhésion immédiate à un surnaturel confondu avec du merveilleux, obscurantisme fidéiste.

Stigmatisée à son corps défendant

Grâce à une connaissance du dossier qui fait manifestement défaut à certains faux savants, son examen critique distingue habilement incrédulités légitimes et impossibles dénégations. Les théoriciens pressés de l’autosuggestion et du complot des curés, tout comme les Sganarelle croyant autant au loup-garou qu’au Ciel, gagneraient à lire tous les documents disponibles. Les tenants d’une Yvonne déséquilibrée pourraient au moins prendre en compte son évolution, que l’auteur résume efficacement : "En cinq ans, une novice ingouvernable était devenue la pierre angulaire d’un hôpital, d’un monastère, d’un ordre."

À propos des stigmates, Jean de Saint-Cheron fait ce rappel utile : "Il n’en demeure pas moins que les stigmatisés sont rares : au cours de sa longue histoire, Rome n’en a officiellement reconnu que deux, saint François d’Assise au XIIIe siècle, et sainte Catherine de Sienne au XIVe siècle. Et surtout, elle n’a jamais canonisé personne sur le fondement d’un tel phénomène, regardé comme un signe de l’amour, et non comme l’exercice de l’amour lui-même, qui seul justifie la canonisation. Les cas de fraude, à l’inverse, pullulent. Et là, l’Église a souvent ruiné les prétentions à l’auréole de tel ou tel ensanglanté." Sincère, l’auteur se présente presque comme un hagiographe à son corps défendant, contraint de donner à contrecœur une place au surnaturel : "Enfin, si l’on m’autorise à dire un mot de mes petits problèmes, qu’Yvonne appartienne à la compagnie des stigmatisés ne m’arrange franchement pas. Certes, cela fait un sujet de conversation avec les amateurs d’histoires extraordinaires, mais pour sa crédibilité et la mienne sur les étals des libraires, elle aurait pu se contenter d’être une héroïne de la Résistance." Il est probable qu’Yvonne a souvent pensé à peu près la même chose et c’est là, peut-être, ce qui écarte le mieux les soupçons de posture ou d’imposture.

Entre scepticisme et émerveillement

L’aveu de Jean de Saint-Cheron est en tout cas essentiel. En tant que moderne — quelqu’un qu’une rage de dents guérit immédiatement de toute tentation doloriste —, il sait bien que nul ne peut prétendre habiter tranquillement le monde de la légende dorée : l’hagiographe qui s’adresse à ses contemporains se doit de tenir compte de leurs objections rationnelles, à moins qu’il n’ait pour seul but de faire grossir les sectes, déjà surpeuplées, des superstitieux et des ricaneurs. En ce sens, la grande réussite de Malestroit est de faire coexister en un même récit le scepticisme et l’émerveillement.

Plus globalement, le livre réussit à rendre palpitant de vie tout ce que le moderne — y compris le moderne catholique — ne cesse d’opposer paresseusement : esprit pratique et extases mystiques, autorité et humilité, appareils médicaux sophistiqués et union à la souffrance rédemptrice du Christ pour les malades, amour de la Vérité et mensonges ingénieux pour cacher aux Allemands des résistants (quitte à les déguiser en religieuses en offrant sa propre robe), préoccupations sociales et lutte contre le diable. On serait tenté de parler de "surhumanitaire", si le beau mot de Charité ne disait pas la même chose, du moins quand on lui donne la plénitude de sa signification humaine et divine.

Héroïne de la Résistance

Au début de son enquête, à propos des stigmates moins vendeurs que l’héroïsme dans la Résistance, Jean de Saint-Cheron précisait encore modestement : "À ce stade, je n’ai pas vu qu’il y a peut-être un lien entre les deux." À l’issue du livre, on perçoit que cette opposition-là ne tient pas plus que les autres. Chez Yvonne, les stigmates ne détournent pas des plaies des blessés de guerre et des résistants torturés ; ils aident au contraire à les panser. Et ils poussent ultimement à offrir aux soldats allemands les mêmes soins qu’aux autres. À l’inverse, un stigmatisé qui ne fait que contempler ses propres plaies peut être légitimement soupçonné de les avoir faites lui-même.

Malestroit semble un livre parfait pour pousser l’Église à se demander si elle n’aurait pas, autant que la République, de très bonnes raisons de témoigner officiellement sa reconnaissance à Yvonne.

Lorsque Yvonne-Aimée de Malestroit reçut la Légion d’honneur à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, la citation officielle la qualifiait ainsi : "Héroïne d’une modestie et d’un dévouement poussés à l’extrême. A sauvé de la mort certaine de nombreux blessés. A tenu tête aux Allemands avec un courage qui fait l’admiration". "Je vous remercie au nom de la France", lui dit le général De Gaulle le 22 juillet 1945, en lui remettant la médaille. Ce premier épilogue est incontestablement très réussi et de nombreuses autres décorations le complétèrent.

Après la République

Sur l’acte d’offrande de ses neuf ans, Yvonne n’avait pourtant pas supplié Jésus de lui faire avoir la Légion d’honneur, mais de la faire devenir "une très grande sainte". Soixante-quinze ans après sa mort, délai qu’il aurait été prudent de respecter avant de déclarer Marthe Robin vénérable, Malestroit semble un livre parfait pour pousser l’Église à se demander si elle n’aurait pas, autant que la République, de très bonnes raisons de témoigner officiellement sa reconnaissance à Yvonne : ce n’est pas rien de rappeler à tous, apprenties sainte Thérèse comme experts en névroses spirituelles, que les vraies mystiques, même quand elles habitent le Ciel, laissent des traces profondes sur la terre.

Pratique :

Malestroit. Vie et mort d’une résistante mystique, Jean de Saint-Cheron, Grasset 2025, 20 euros.
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