Auteur d’une première édition du Terrorisme intellectuel paru en 2000, l’essayiste et historien Jean Sevillia s’est fait connaître comme l’un des meilleurs spécialistes de l’intolérance idéologique au XXe siècle. Dans Les Habits neufs du terrorisme intellectuel, il montre comment cet "empire du mensonge" s’attaque désormais aux normes anthropologiques. Si ce rêve d’une société débarrassée de ses contradicteurs s’est fragilisé, il s’est radicalisé.
Aleteia : Vous définissez le terrorisme intellectuel comme une entreprise d’intimidation qui cherche à dissimuler les vérités qui dérangent, assimilées ou associées au "mal absolu". En disqualifiant certaines opinions, un certain nombre de questions fondamentales qui engagent l’avenir sont exclues du débat public. Quels sont les grands sujets qui n’ont pas droit de cité ?
Jean Sevillia : Ce ne sont pas tant des sujets qui n’ont pas droit de cité, que leur donner une réponse qui diffère de la pensée dominante. Nous sommes dans une époque qui a survalorisé les droits de l’individu par rapport aux impératifs de la vie collective, où la vie en société ne se conçoit qu’à travers le prisme du moi. L’idéal de notre temps est un homme libre de choisir son système de valeurs, sa nationalité, sa famille et même son sexe. Tout ce qui est susceptible de faire obstacle à ce libre arbitre est par conséquent voué aux gémonies. Vouloir maîtriser l’immigration est considéré comme contraire au droit absolu de tout individu de se déplacer où il veut à la surface de la terre. Définir des normes et des règles comme autant de références objectives et indiscutables est regardé comme attentatoire à la liberté de l’individu d’établir lui-même sa grille de valeurs. Énoncer une définition fixe de la famille et de l’identité sexuelle est jugé offensant à l’égard de ceux qui ont des vies et des identités multiples et changeantes.
Le terrorisme intellectuel vise non seulement à réprouver mais à interdire la parole de ceux qui sont opposés à cette façon de voir, en leur collant des étiquettes infamantes qui sont censées leur ôter la légitimité nécessaire pour s’exprimer dans l’espace public.
Le terrorisme intellectuel, par conséquent, vise non seulement à réprouver mais à interdire la parole de ceux qui sont opposés à cette façon de voir, en leur collant des étiquettes infamantes qui sont censées leur ôter la légitimité nécessaire pour s’exprimer dans l’espace public. Prétendre maîtriser l’immigration est raciste. Appeler à rétablir l’ordre et l’autorité est fasciste. Affirmer que la place de la femme n’est pas le même dans toutes les religions est islamophobe. Défendre la famille traditionnelle est homophobe et transphobe.
Dans sa préface, en citant vos travaux, l’essayiste Matthieu Bock-Côté situe l’événement inaugural du terrorisme intellectuel dans la guerre menée contre les catholiques au début du siècle précédent. Y a-t-il une matrice antichrétienne du terrorisme intellectuel ?
À la fin du XIXe siècle, cent après la Révolution française, l’Église conservait ou plus exactement avait reconquis une place considérable dans la société à travers ses œuvres scolaires, caritatives et hospitalières. Le grand mouvement de laïcisation qui s‘est étendu des lois scolaires de Jules Ferry au début des années 1880 à la séparation des Églises et de l’État en 1905 se donnait pour but de briser cette influence de l’Église. Une véritable guerre culturelle contre le catholicisme a été menée alors par la République anticléricale. Si un compromis a été trouvé, après la Première Guerre mondiale, entre l’Église et l’État, certains réseaux antichrétiens n’ont jamais désarmé, spécifiquement sur le plan scolaire, car l’existence d’un enseignement catholique reste pour eux un scandale. Les termes du combat se sont un peu déplacés sans doute, mais on voit aujourd’hui l’alliance des vieux cercles laïcards et des réseaux LGBT s’en prendre aux écoles, collèges et lycées catholiques qui continuent d’affirmer leur spécificité, notamment en enseignant la morale catholique. Mais vouloir empêcher l’école catholique d’enseigner la morale catholique, qu’est-ce d’autre que du terrorisme intellectuel ?
Les Habits neufs du terrorisme intellectuel ne sont pas seulement une mise à jour de la première édition du Terrorisme intellectuel paru il y a vingt-cinq ans : vous dites qu’il s’agit d’un "livre nouveau". Qu’y a-t-il eu de nouveau depuis vingt-cinq ans ?
Sur le plan idéologique, l’inflexion vers les questions sociétales dont le but réel est d’imposer un bouleversement des normes anthropologiques, comme le mariage entre personnes de même sexe ou la question du genre, est sinon nouveau — ces idées sont en fait nées dans les années 1970 — mais constitue un marqueur essentiel du débat d’idées actuel. De même que le wokisme, avec ses dérives communautaristes et racialistes, de la cancel culture à l’islamo-gauchisme, est un phénomène assez inédit dans la pensée de gauche qui se voulait autrefois universaliste. À partir des années 2000, on a vu la montée en puissance d’intellectuels jadis marqués à gauche, comme Alain Finkielkraut ou Michel Onfray, et qui se sont mis à tenir un discours d’inspiration conservatrice sur tout un tas de sujets, de l’école à l’immigration. À partir des années 2010, par ailleurs, s’est affirmé, dans le monde des idées, un courant ouvertement de droite, libéral ou conservateur, qui a permis un certain rééquilibrage dans le débat public.
Le terrorisme intellectuel s’est durci, car il a senti son hégémonie menacée. On observe notamment une inquiétante judiciarisation du débat.
Parallèlement, la pratique nouvelle des débats permanents sur les chaînes d’information en continu et l’apparition des réseaux sociaux a démultiplié les canaux de diffusion de l’information et de commentaire de celle-ci, sans parler de la révolution technologique du smartphone, qui a pour conséquence que tout un chacun possède dans sa poche ou son sac un petit objet qui est à la fois un téléphone, un ordinateur relié à Internet, une télévision et une radio. Autant de canaux qui sont des moyens de diffusion du politiquement correct, mais aussi de l’anti-politiquement correct. La conséquence est que le terrorisme intellectuel s’est durci, car il a senti son hégémonie menacée. On observe notamment une inquiétante judiciarisation du débat : pour un mot de trop, une pensée interdite, les vigilants vous menacent d’un procès.
Selon vous, la mécanique du terrorisme intellectuel est portée par une vision manichéenne où s’affrontent le camp du Bien et le camp du Mal. Quelle réponse apporter à ce rêve d’une société habitée par les purs, sans contradicteurs, qui ne peut prospérer que dans une forme de haine perpétuelle ?
Le rêve d’une société délivrée de toute opposition par l’élimination des déviants est un principe totalitaire. On a vu ce principe à l’œuvre avec le communisme — qui éliminait ses ennemis de classe — et avec le nazisme — qui liquidait ses ennemis de race. Ce principe est né avec la Terreur de 1793, matrice des totalitarismes modernes. Il y a un lien, que cela plaise ou non, entre la Terreur et le terrorisme intellectuel. L’issue passe d’abord par le politique, qui doit résoudre les problèmes sociaux qui s’aggravent (insécurité, désordre migratoire, effondrement de l’école, etc.) et, de ce fait même, créent de la tension par les débats qu’ils suscitent. Parallèlement, un travail est à faire dans les mentalités pour réapprendre la citoyenneté véritable, qui est le fait de faire coexister des gens différents sur la base d’un accord minimal sur des règles de vie. En l’état actuel de notre société, il me semble que la reconnaissance de l’existence de la nation française comme cadre de vie commun est déjà un pas. Du fait même de notre histoire, raison supplémentaire, la nation française est une médiation vers le christianisme qui me paraît ultimement le seul moyen de soigner les blessures d’une époque malade.
Propos recueillis par Philippe de Saint-Germain.
Pratique :
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