Lorsque, adolescent, au commencement de ses études à Naples, Thomas d’Aquin mesure l’immensité de ses capacités intellectuelles et son énorme puissance de travail, sans doute a-t-il un bref moment de satisfaction, mais, très vite, il est saisi d’effroi : tous ces dons, il les tient de Dieu seul, ne veut les mettre qu’à son service. Tout mouvement d’amour-propre, toute vanité ne pourraient que souiller ce qu’il a reçu. Par conséquent, afin d’éviter ce péché, lorsque, à l’automne 1244, ses supérieurs dominicains lui ordonnent de poursuivre son cursus universitaire à Cologne, le jeune surdoué prend une décision héroïque : dissimuler une intelligence qui confine au génie. Quitte à passer pour un crétin égaré sur les bancs de la faculté…
Bene scripsisti de me, Thoma.
Il y réussit si bien que les autres, persuadés de son incapacité à étudier, le surnomment "le grand bœuf muet" et se moquent ouvertement de lui ; l’un d’eux, pourtant, charitable, pris de pitié devant son apparente incompétence, se propose pour l’aider en théologie, avant de se rendre compte qu’en la matière, le prétendu demeuré en sait plus long que tout le monde, découverte révélée aussitôt à leur professeur, Albert le grand qui, peu après, fera taire les moqueurs en lançant : "Je vous garantis que, lorsque le grand bœuf muet commencera à meugler, ses mugissements rempliront l’univers !"
Une sommité à 30 ans !
Dès lors, il ne faut pas dix ans à Thomas pour s’élever aux sommets. À 30 ans, il est déjà docteur en Sorbonne et tenu pour la sommité à consulter dès lors qu’il est question de la science de Dieu mais ce succès l’inquiète. Son humilité vraie et profonde l’incite à toujours douter de la valeur d’un travail auquel il se consacre sans jamais s’accorder de répit, sinon pour vaquer aux œuvres de charité et prier, car c’est là qu’il puise cette sagesse que l’on admire. À la question de son ami, le franciscain Bonaventure : "Frère Thomas, en quels livres puisez-vous donc votre science ?", il répond : "Dans celui-ci." en désignant le crucifix de sa cellule. Bien que, là encore, Thomas cherche à le cacher, les grâces mystiques s’ajoutent maintenant aux grâces de sagesse. Ses proches le surprennent de plus en plus souvent en extase, et il est souvent difficile de le ramener dans le monde matériel ; quant à sa grosse carcasse qui lui a valu ce surnom de "bœuf", elle ne l’empêche pas, certains jours, de léviter, détaché de la pesanteur commune… Il n’aime pas que cela se sache, supplie les témoins de ces incidents "gênants" de les dissimuler tant qu’il vivra.
"Oui, Thomas, tu as bien écrit à mon propos. Dis-moi quelle récompense tu demandes en échange ?" La réponse fuse à travers la nef : "Vous seul, Seigneur !"
Il ne se targue pas davantage de ses contacts avec l’Autre monde. Un jour qu’il vient d’achever un commentaire des épîtres de Paul, l’Apôtre, qu’il n’a cessé de prier de lui en faire pénétrer le sens exact, lui apparaît et lui affirme qu’il en a parfaitement compris tout ce qu’il est humainement possible de saisir des choses divines de ce côté-ci de la réalité. Un autre jour, alors que la Sorbonne lui a demandé d’éclaircir un point controversé concernant l’Eucharistie, Thomas, son travail achevé, redoutant de se tromper, se rend à l’église des dominicains de Paris, Saint-Jacques, et, prosterné devant le tabernacle, après avoir posé son manuscrit sur l’autel, s’écrie : "Seigneur Jésus qui résidez véritablement dans ce sacrement admirable, […] je vous en conjure, si ce que j’ai écrit de Vous est conforme à la vérité, donnez-moi de l’enseigner et en persuader mes frères mais, s’il se trouve dans cet écrit quoi que ce soit s’éloignant de la foi catholique, mettez-moi dans l’impossibilité de le publier !". À l’instant, devant les religieux présents dans l’église conventuelle, le Christ apparaît debout sur le traité et dit en latin : "Bene scripsisti de me, Thoma." Tu as bien écrit à mon sujet, Thomas". Et frère Thomas s’envole, planant à 50 bons centimètres du sol jusqu’à pouvoir baiser les pieds de son Seigneur.
“Oui, Thomas, tu as bien écrit à mon propos”
Une scène identique se reproduira vers 1273, dans la chapelle Saint-Nicolas du couvent de Naples où Thomas réside alors. Cette fois, c’est la Somme théologique qu’il est en train de terminer qu’il soumet à l’approbation du Maître. Depuis qu’il en a entrepris la rédaction, Thomas n’a cessé de demander à Dieu qu’aucune erreur ne s’y glisse mais n’ose se targuer d’avoir été exaucé. Et voici qu’une fois de plus, publiquement, Thomas s’envole, à plusieurs mètres de hauteur, jusqu’au crucifix qui s’anime. Les témoins voient le Christ se pencher vers le docteur angélique et lui dire, répétant l’affirmation de jadis : "Oui, Thomas, tu as bien écrit à mon propos. Dis-moi quelle récompense tu demandes en échange ?" La réponse fuse à travers la nef : "Vous seul, Seigneur !"
Peu après, le dimanche de la Passion 1273, alors qu’il célèbre la messe, Thomas reste en extase un très long moment, devant une vaste assistance ; l’on aura beaucoup de mal à l’arracher à ce ravissement. Il en émerge bouleversé et, à ses frères qui tentent de savoir ce qu’il a vu, le plus grand génie de la catholicité répond : "De si grandes choses que tout ce que j’ai enseigné et écrit dans ma vie me semble en comparaison trop pâle reflet de la vérité indigne des beautés célestes." À compter de cette contemplation ineffable, Thomas cesse tout enseignement et prédication, persuadé de sa totale indignité. D’ailleurs, dans une autre vision, il a eu la révélation de sa mort prochaine, annonce qui l’a plongé dans une telle joie qu’il ne vit plus que pour se préparer à l’instant de la rencontre éternelle et suprême. Elle se produit le 7 mars 1274 juste après minuit. Thomas sait définitivement qu’il a bien parlé, bien écrit, bien enseigné et qu’il peut recevoir la récompense qu’il demandait : Dieu Lui-même.