L’événement est si déterminant pour l’histoire de l’humanité que l’Église, fait unique, lui a consacré une fête spéciale. La conversion de Paul a, en effet, tout changé et donné à ce qui aurait pu demeurer une petite secte juive dissidente une ampleur inimaginable, au point que l’on a pu dire, parfois, qu’il était le vrai fondateur du christianisme. Et pourtant, dans le grand mouvement de déconstruction de la foi chrétienne initié dès le XVIIIe siècle et d’abord en pays protestant, il s’est trouvé des exégètes pour soutenir qu’il ne s’était rien passé sur le chemin de Damas, ou, en réalité, pas grand-chose et qu’au demeurant, Paul lui-même n’en avait jamais parlé. C’est ainsi que l’on a fini par tout remettre en doute des Écritures et sapé la foi des humbles. Et pourtant, il ne fait aucun doute qu’un événement hors du commun a bouleversé à jamais les certitudes d’un jeune pharisien un peu trop sûr de lui et de sa science, faisant naître un apôtre surnuméraire qui finira par éclipser, ou presque, à l’exception de Pierre et Jean, les membres fondateurs du noyau des Douze.
Mais revenons au fait : nous sommes en l’an 35, ou plus probablement 36, date retenue pour la lapidation d’Étienne. Séjourne alors à Jérusalem où il termine ses études rabbiniques auprès de l’une des plus nobles figures intellectuelles du judaïsme de l’époque, Gamaliel, un jeune pharisien, prénommé Shaul, – Saül –, issu de la diaspora, né à Tarse, dans la Turquie moderne, où sa famille tient un florissant commerce de fabrication de tentes, métier que le jeune homme possède puisque tout juif érudit doit aussi savoir travailler de ses mains. Son grand-père est parvenu, sans doute à l’époque de la conquête de l’Orient par Pompée, à obtenir la citoyenneté romaine et pris le patronyme de son patron, Paulus. Shaul sort donc d’un milieu assez aisé, bien intégré, qui possède, cela lui sera précieux, des correspondants commerciaux dans tout le bassin méditerranéen.
Arrivé à Jérusalem peu après la crucifixion, il n’a jamais vu le Christ mais ce qu’il en entend dire le révulse.
Cela n’empêche pas les siens d’appartenir à la secte des pharisiens, dont l’évangile trace un portrait peu aimable tant ces hommes, adeptes d’un strict respect d’une foultitude de commandements jusque dans les détails absurdes, s’opposent d’emblée à Jésus qui enseigne à se libérer d’une interprétation étroite et tatillonne de la loi. Pieux, fervent, Shaul croit sincèrement offenser Dieu s’il ne suit pas ces règles que le Christ condamne, disant qu’elles "filtrent le moucheron et avalent le chameau". Arrivé à Jérusalem peu après la crucifixion, il n’a jamais vu le Christ mais ce qu’il en entend dire le révulse. Jésus et ses disciples sont pour lui des blasphémateurs qui remettent en cause les bases sacrées de la Loi et de la foi et veulent faire d’un supplicié le fils de l’Éternel. Avec la rigueur et les passions excessives de la jeunesse, le garçon va faire de la lutte contre ces gens qu’il tient pour les pires ennemis de ce qu’il aime sa priorité. Il est empli d’une haine qui déplait à Gamaliel, troublé et qui sait inutile de vouloir "faire la guerre à Dieu". Sage conseil que Saül, à 20 ans, ne veut pas suivre. Cet intellectuel va donc passer à l’action directe et abandonner ses chers bouquins pour un militantisme brutal visant à l’élimination physique de l’adversaire. Si, le jour de la lapidation d’Étienne, il se borne encore à garder les manteaux des bourreaux, prétextant sa mauvaise vue pour ne pas aller, lui aussi, jeter sa pierre, cette retenue ne va pas durer.
Devenu un homme de confiance du grand prêtre et du Sanhédrin, Saül se propose pour les seconder dans leur tentative de liquidation des dissidents. Au vrai, ce n’est pas son genre d’aller rafler des suspects ou les frapper, mais, en revanche, il est très doué pour l’organisation pratique de ces poursuites et s’y montre si efficace que ses chefs vont bientôt lui confier mandats et pouvoirs, non seulement pour la Judée, mais aussi pour les communautés de la diaspora. En effet, suivant le conseil de Jésus "de passer dans une autre ville » en cas de persécution, les membres de la primitive Église de Jérusalem s’en vont chercher refuge ailleurs, commençant à essaimer la foi nouvelle, ce que le Sanhédrin, responsable de ce mouvement, veut à tout prix arrêter. Shaul prend comme un honneur d’être missionné pour régler le problème des adeptes de Jésus à Damas, par la force. Il n’y a aucun doute sur ses intentions, ni aucune raison de le voir soudain changer d’avis et rejoindre ceux qu’il déteste.
Une communication privée
Alors qu’il touche au but, car, à s’en fier à l’emplacement de l’église de "la conversion de saint Paul", dans les faubourgs damascènes, Saül n’est plus qu’à quelques centaines de mètres de la Porte du Midi, quand, soudain, une lumière hors de ce monde l’aveugle et le fait tomber de cheval, le laissant au sol, pantelant, ébloui au sens d’aveuglé, perdu.
Certains diront que Paul, dont on affirme, un peu vite car, à voir l’énergie mise à ses voyages et ses prédications, sa santé devait être bien meilleure qu’on l’a prétendu, a eu un malaise : insolation, coup de chaleur, fatigue, AVC, les théories ne manquent pas. L’ennui de cette explication, c’est que tout le groupe qui l’accompagne voit la lumière et, en juifs pieux qu’ils sont, lui attribuent une origine divine. Il ne s’agit donc pas d’un délire ou d’une hallucination. En revanche, ce que les autres n’entendent pas, c’est le dialogue qui commence alors entre le persécuteur précipité de toute sa hauteur dans la poussière, aveugle, affolé de l’être et Celui qui se tient dans cette clarté fatalement divine. Les esprits forts diront que les autres ont entendu mais n’ont pas compris les paroles. En réalité, ils ne doivent pas entendre. Dans ses communications privées, le Ciel ne veut pas être écouté. À La Salette comme à Fatima, les voyants entendront des mots qui leur sont réservés et que les autres ne percevront pas. Il ne faut donc pas s’en étonner.
Celui qui se tient dans la terrible lumière comme autrefois dans le buisson ardent, parle à Saül en l’appelant par son nom : "Saül, Saül, pourquoi me persécutes-tu ?" Et à la question du jeune homme : "Qui es-tu, Seigneur ?", répond ; "Je suis ce Jésus que tu persécutes." Dans une compréhension immédiate, Saül a la révélation de la divinité de Jésus, et la compréhension totale du mystère de la Croix et du Salut.
Fait historique ou symbolique ?
Faut-il n’y voir que symboles ? Mettre l’épisode en doute puisque Paul ne le raconte pas ? Mais pourquoi le raconterait-il ? Son ami Luc ne l’a-t-il pas fait à sa place lui qui, tout médecin qu’il soit, n’a pas trouvé d’explication matérialiste à la chute et à la perte de la vue de Paul ? Seul le baptême sauvera Paul, physiquement et spirituellement.
Le destructeur est devenu constructeur, le persécuteur soutiendra jusqu’au martyre la vérité de ce qu’il a vécu et de l’enseignement reçu de Dieu qu’il dispensera désormais.
"Je crois les témoins qui se font égorger", dira Pascal. Par conséquent, force est de croire Paul. Ce qui compte, c’est que Dieu s’est révélé par le Christ à Paul en cet instant, renversant au sens propre du terme, et qu’en faisant de cet ennemi de la nouvelle foi son défenseur, Il change le cours de l’Histoire. Voilà ce que l’Église commémore : la transformation radicale du cœur et de l’âme d’un homme, certes, mais surtout ses fruits de grâces incommensurables, l’ouverture de la prédication de la bonne nouvelle aux païens. Magnifique retournement qui nous a faits chrétiens !