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Faut-il vraiment snober les médias ?

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Jean Duchesne - publié le 21/01/25
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Snober les médias ? On aurait tort, car l’info ne fait pas que renseigner sur la réalité, souligne l’essayiste Jean Duchesne : elle en fait partie !

Quand, dans un rare moment de désœuvrement, on feuillette un quotidien ou un magazine qu’on a sous la main, ou bien quand on allume sa radio ou sa télévision et que c’est l’heure des infos, ou encore quand, en cherchant autre chose sur son ordinateur ou son téléphone portable, on est happé par des nouvelles qui s’y invitent sans gêne, il arrive qu’on soit pris d’une révulsion dont on s’aperçoit assez vite, si l’on a quelques souvenirs de lectures, qu’elle n’a rien d’original. Ce qui remonte dans la mémoire peut alors être, par exemple, ce qu’écrivait Charles Baudelaire :

Il est impossible de parcourir une gazette quelconque, de n’importe quel jour, ou quel mois, ou quelle année, sans y trouver, à chaque ligne, les signes de la perversité humaine la plus épouvantable, en même temps que les vanteries les plus surprenantes de probité, de bonté, de charité, et les affirmations les plus effrontées, relatives au progrès et à la civilisation. Tout journal, de la première ligne à la dernière, n’est qu’un tissu d’horreurs. Guerres, crimes, vols, impudicités, tortures, crimes des princes, crimes des nations, crimes des particuliers, une ivresse d’atrocité universelle. Et c’est de ce dégoûtant apéritif que l’homme civilisé accompagne son repas de chaque matin. […] Je ne comprends pas qu’une main pure puisse toucher un journal sans une convulsion de dégoût.

La nausée d’un dandy

Ces lignes sont tirées de Mon cœur mis à nu, titre donné à la publication posthume (en 1887) de notes en vue d’un livre provocateur qui n’a jamais été rédigé. On découvre dans ces pages les phobies, les indignations et le mépris, mais aussi les exaltations et les exigences esthétiques et même spirituelles d’un dandy, en révolte romantique contre la suffisance voltairienne et embourgeoisée de son époque. Plus d’un siècle et demi après, pas grand-chose n’a changé.

On observera tout de même que ne sont pas mentionnées les catastrophes qui font quantité de morts : désastres naturels, attentats terroristes et accidents meurtriers (les technologies, qui peuvent dérailler, étaient alors bien moins répandues et moins puissantes). Pas d’abus sexuels parmi les sujets de scandale (ne sont citées que des "impudicités", sans se soucier des victimes), et pas question non plus de ces jeux du stade qui déchaînent à présent autant de passions et d’excès qu’autrefois dans la Rome impériale. On remarquera également que la croyance au progrès et la complaisance admirative pour notre civilisation "éclairée" sont désormais battues en brèche : on parle au contraire abondamment aujourd’hui de la nécessité d’une "décroissance", de décadence et de menaces d’apocalypse (nucléaire ou écologique).

De l’écœurement à la fuite ?

Mais on relèvera encore que la nausée du poète n’est pas provoquée uniquement par des horreurs criminelles, et que l’autocélébration des vedettes de l’actualité et l’adulation qu’elle entretient demeurent aussi indécentes que du temps de Napoléon III. À ce que Baudelaire dénonçait là, on peut de nos jours ajouter une vaine et insatiable curiosité pour la vie privée des people, ainsi que la vulgarité agressive qui s’étale dans les débats publics où "bons mots" assassins, insultes et caricatures en tout genre tiennent lieu d’arguments.

Dans ces conditions, on est porté à se demander s’il ne vaudrait pas mieux faire une cure d’abstinence d’infos, fermer les écoutilles une bonne fois pour toutes, et se recentrer sur ce qu’on reconnaît moins changeant, plus important, plus libérateur que l’actualité tyrannique. Mais l’isolement dans la détestation et la fuite ne garantit guère que l’autonomie dans un vide ou dans le solipsisme. L’insensibilité n’assure pas le bonheur, et empêcherait plutôt de l’éprouver. Sans compter que, pour le chrétien, la charité interdit l’indifférence.

Quand l’extraordinaire efface l’ordinaire

Il faut bien voir comment l’info fonctionne, et ce n’est pas entièrement négatif. D’abord, elle ne relaie que du spectaculaire (ou au moins de l’inédit) suscitant toute la gamme des émotions — de la joie qui énergise au désarroi qui tétanise, en passant par le futile divertissant. Tout cela semble courir vers nulle part, si ce n’est à sa perte. Comme n'apparaît que du sensationnel, le tableau est aussi faussé qu’un paysage sans rien entre des pics et des gouffres. La pression est cependant intermittente. Sauf en cas d’addiction, elle n’efface pas totalement et peut même stimuler les acquis mémoriels qui situent les nouveautés dans la durée sans les nier.

Ensuite, la multiplication et le perfectionnement des moyens de communication sont tels qu’on ne peut profiter de tous. Les réseaux sociaux ont augmenté un peu le nombre des récepteurs de messages et vertigineusement celui des émetteurs. On se sent donc débordé. Mais cette surabondance permet de choisir tout en sachant bien qu’aucun médium suffisamment généraliste ne laisse ignorer ce qui excite les autres, quelle que soit leur orientation idéologique.

Des moyens qui deviennent des fins

Car ce qu’on apprend n’arrive pas directement, à l’état brut, mais est médiatisé, transformé, adapté pour être relayé, ou même n’est qu’une réaction à un énième commentaire sur un fait ou un événement qui n’est plus qu’un prétexte. Dès qu’un scoop devient « viral », son audience constitue un phénomène dont l’observation suscite des échos, lesquels en engendrent d’autres. Les infos intègrent et augmentent ainsi la réalité qu’elles sont censées refléter seulement. C’est la portée que garde l’adage de McLuhan dans les années 1960 : "Le médium est le message." Les médias en effet ne se contentent pas de véhiculer des matériaux empruntés ailleurs, mais finissent par en fabriquer eux-mêmes. Ce ne sont plus des instruments de connaissance du monde, neutres et extérieurs à celui-ci, mais ils en font partie — et il est fâcheux de l’ignorer.

Même là où règne une censure, une propagande ou la publicité, la maîtrise de l’information n’est jamais absolue.

Il faut enfin ne pas oublier que tout cela suit (qu’on le veuille ou non) les règles d’un marché — non commercial ! Ce qui y est proposé est plus ou moins délibérément sélectionné de façon à hameçonner le chaland. Mais celui-ci pourra à son tour appâter d’autres en leur présentant le produit, même s’il ne cherche à placer que des idées. Les grands organes de presse ont besoin d’aides financières pour couvrir leurs frais de structure, de mise en forme et d’interprétation professionnelle des données reprises. Tout ceci veut dire que, pour autant que les médias ne sont pas de simples outils, la demande (souvent inexprimée) et l’offre sont en interaction.

Un miroir de l’humanité

Même là où règne une censure, une propagande ou la publicité, la maîtrise de l’information n’est jamais absolue. Le stalinisme a été contesté puis vaincu par les samizdats et aucune campagne promotionnelle ne fait vendre longtemps un produit qui ne tient pas ses promesses. Ce qui se découvre dans le miroir de l’info est finalement du condensé de la nature humaine. L’écœurement assurément partageable de Baudelaire confirme qu’elle est loin d’être toujours belle — ou (si l’on préfère) que le péché originel n’est pas du tout une théorie absurde. Reste que, quand pour se partager, la foi utilise, en plus de la prédication, du livre et des images, le journal, la radio, la télévision, l’Internet et les réseaux sociaux, elle n’emprunte pas des moyens au monde, mais s’y incarne sans prétendre le sauver autrement que ne l’a fait le Christ.

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