L’information a retenu l’attention de nombre de médias : le recteur de la Grande Mosquée de Paris, Chems-Eddine Hafiz, a invité par lettre les 150 imams de sa mouvance à introduire à la fin de leur prêche une prière pour la France dès le 10 janvier. Il propose pour ce faire une formule simple : "Ô Allah, préserve la France, son peuple et les institutions de la République. Fais de la France un pays prospère, sûr et paisible, où la communauté nationale, dans sa diversité, ses différentes religions, ses convictions et ses croyances, cohabitent dans la sécurité et la paix."
À tous les changements de régime
Pour l’historien, cela résonne délicieusement avec ce qu’il connaît bien pour la France du XIXe siècle, en particulier grâce aux travaux de Vincent Petit : la prière liturgique de l’Église pour les institutions et les chefs d’État. En effet, l’article VIII du concordat du 26 messidor an IX (15 juillet 1801) qui règle la situation de l’Église catholique en France après la Révolution prévoit la récitation après "l’office" de la formule "Domine, salvam fac Rempublicam ; Domine, salvos fac Consules", qui se substitue au "Domine, salvum fac regem" d’Ancien Régime — et garantit ainsi que le Saint-Siège reconnaît la République comme légitime succession de la monarchie. La formule est bien sûr adaptée à tous les changements de régime jusqu’à 1905 : on passe à l’empereur en 1804, 1815 et 1852, au roi en 1814 et 1815, à la république en 1848 et 1870. La perpétuité de l’usage permet aux compositeurs de continuer à orner la formule.
Le sujet est suffisamment d’importance aux yeux des détenteurs du pouvoir pour que soit organisée une surveillance plus ou moins précise des officiants, spécialement à l’occasion des changements de régime : ont-ils prié pour le nouveau souverain ? ont-ils modifié la formule ? Cependant, la pratique connaît une forme de lent recul. La Séparation des Églises et de l’État (9 décembre 1905) la fait disparaître. Elle perdure cependant en Alsace-Moselle, l’annexion allemande de 1871 n’y ayant pas supprimé le concordat, pas plus que ne le fit la récupération française après 1918. Sa forme est cependant différente ("Domine, salvam fac rem publicam [affaires publiques, Ndlr] et exaudi nos in die qua invocaverimus te").
Jusqu’à la loi de Séparation
Cette prière était finalement fort simple, se contentant d’en appeler à la bienveillance divine et ne s’engageant pas sur le destin de la France. L’important était en fait, pour l’autorité politique, d’obtenir la reconnaissance des cultes par la pratique de la prière en sa faveur. Dieu devenait ainsi le soutien des autorités, mais non la source de leur pouvoir — la Révolution avait établi la souveraineté de la nation et l’autonomie du politique, et ce point n’était pas négociable. La rupture unilatérale des relations publiques entre État et cultes sonna le glas de cette forme d’instrumentalisation du religieux par le politique, qui faisait prier tous les cultes pour lui sans s’engager aucunement sur la validité d’aucun d’eux.
L’Église prie ainsi non pour les institutions ou les régimes, mais pour les dirigeants.
Libéré, délivré, le catholicisme français se mit à prier à haute dose pour la nation et abandonna la prière liturgique pour les pouvoirs publics, sauf le Vendredi saint lors des grandes oraison. Sauf chez ceux des catholiques qui croient encore que Dieu a choisi la France parmi tous les peuples pour réaliser ses hauts faits et qu’elle a un destin spécial, il ne reste désormais presque plus que cette dernière forme. En effet, ni la réforme de la Semaine sainte en 1955 ni la réforme liturgique de 1969 ne l’ont faite disparaître. Elle a cependant changé de place, passant après les supplications pour l’Église, parce que la dimension religieuse de la fonction impériale a disparu (elle faisait de l’empereur le médiateur du salut de la chrétienté) et qu’il faut quand même parfois que la liturgie prenne en compte la dimension historique d’un certain nombre de ses composantes.
Pour la liberté religieuse
Sa nouvelle formulation conserve la prière pour ceux qui exercent le pouvoir et finalise la vie politique par le bien commun (paix et prospérité), en y adjoignant, et là est l’important, la liberté religieuse — soit l’autonomie absolue de l’Église et de la conscience en matière religieuse face au politique. Elle traduit à sa manière que l’Église délaisse aujourd’hui quelque peu un politique qui l’a lui-même abandonnée, qu’elle en appelle à la conversion personnelle des détenteurs du pouvoir, qu’elle est d’abord inquiète de la propension tyrannique voire totalitaire du pouvoir et qu’elle se soucie soigneusement de ne pas être instrumentalisé par l’État et ses représentants.
L’Église prie ainsi non pour les institutions ou les régimes, mais pour les dirigeants, manifestant que prime désormais la conversion individuelle et que la politique relève bien de la morale, à rebours de ce qu’affirme la modernité politique. Elle entend bien ne jamais être obligée de concéder liturgiquement au politique la primauté que celui-ci veut accorder à son auto-conception. Donc, dans le cas français, point de validation d’une République s’auto-proclamant seule modalité d’humanisation, point de célébration du "vivre-ensemble", point d’incantation laïque. Il peut même y avoir une forme de contestation indirecte lorsque, çà et là, dans des aménagement ponctuels des formules, on en appelle à la justice sociale et aux respects des faibles.
Les gages de l’islam de France
On voit ici la différence avec la proposition du recteur de la Grande Mosquée de Paris. La formule retenue doit manifester que les responsables musulmans disposant de la principale autorité symbolique musulmane en France, à leurs yeux et à ceux des responsables politiques, puisque leur institution a été voulue par l’État, acceptent liturgiquement la République, la pluralité constitutive de la nation unie fondamentalement par le pacte civique, et leur situation minoritaire qu’ils n’entendent pas contester. C’est une volontaire prière d’intégration pacifique à la nation républicaine, qui sent tant son XIXe, lorsque les Juifs furent sommés par Napoléon Ier de prouver leur appartenance nationale et leur acceptation de la primauté de la loi civile, en 1806-1807, que la fin de son XXe et le début de son XXIe siècle, lorsque les musulmans français eurent et ont, sous la pression politico-médiatique, à décider de la compréhension qu’ils ont de leur religion face à un État qui se prétend toujours sauveur et dans une société où Dieu est de plus en plus un cadavre. Et, avec cette prière, certains entendent bien satisfaire, a minima, les demandes politiques, sans que cela préjuge cependant d’une quelconque théologie politique nouvelle qui accepterait une radicale sécularisation.
Sur ce point sans doute, pourraient-ils se trouver proches de la théologie catholique du pouvoir. Mais leur histoire avec la France et son État est trop récente pour qu’ils puissent se dispenser de donner des gages. Bref, si le mariage de Dieu et de Marianne n’est pas pour demain, il n’est cependant pas sûr que la seconde porte vraiment la culotte, même si on le lui laisse parfois croire.