Dans une de ses formules les plus connues, Bossuet affirme ceci, que "L’Église, c’est Jésus-Christ, mais Jésus-Christ répandu et communiqué". Si donc l’Église est "Jésus-Christ", elle est à la fois naturelle, au sens d’humaine, et parfaitement surnaturelle, au-dessus des lois de la physique, divine. Elle est forte de Dieu et faible de la faiblesse des chrétiens qui en sont les pierres vivantes. Voilà un préambule nécessaire avant d’affronter une difficulté : comment réagit l’Église face au surnaturel, face aux phénomènes mystiques de ses membres, elle qui en est apparemment la "spécialiste" ?
Padre Pio est connu des fidèles, très nombreux à aller en pèlerinage à Pietrelcina, déjà de son vivant, pour ses stigmates, son don de bilocation (être à deux endroits à la fois), de guérison… mais qui sait qu’il fut un temps interdit d’activités publiques, et qu’il fut certes canonisé mais que le Saint-Siège ne se prononça pas sur la vérité des phénomènes surnaturels qui l’entouraient ? Elle retint la charité et la bonté du prêtre, grand confesseur. La piété populaire retient encore les stigmates et ses mains gantées. Il n’est pas le seul dans ce cas, et seulement deux stigmatisés sont authentiques pour les autorités romaines : saint François d’Assise et sainte Catherine de Sienne.
Trop de surnaturel dans la vie d’Yvonne Beauvais ?
"Trop de miracles" a dit Rome, dans une situation parallèle, à propos du cas d’Yvonne Beauvais (1901-1951), connue comme Yvonne-Aimée de Malestroit, ville de son couvent. Une jeune femme sur laquelle paraît ces jours-ci un livre, sobrement intitulé Malestroit. On y suit la découverte, par l’auteur Jean de Saint-Cheron, lui-même d’abord sceptique, des événements surnaturels qui entourent la vie de la religieuse Augustine par ailleurs grande amie des pauvres et résistante : floralies (apparitions inexpliquées de fleurs), sueurs de sang, bilocations, prophéties… Des phénomènes d’autant plus troublants qu’ils sont attestés, le plus souvent, par de nombreux témoins. "Trop de miracles", donc, et une interdiction, dès 1960, par crainte d’un trop grand engouement populaire, d’en parler. Si ce n’est dans un livre autorisé, du père René Laurentin, spécialiste des apparitions mariales.
À première vue, ces limitations romaines apparaissent comme fort paradoxales : la foi ne professe-t-elle pas que Dieu lui-même agit "surnaturellement" dans les sacrements ? Et dans le principal d’entre eux, l’eucharistie, faisant du pain et du vin le corps et le sang du Christ. Certes, mais la foi n’est ni irrationnelle ni contraire à la vérité. Voilà pourquoi l’Église détermine des critères qui servent à juger des phénomènes mystiques.
En mai dernier, le Dicastère pour la Doctrine de la foi (DDF) a ainsi rendu publiques des "Normes procédurales pour le discernement de phénomènes surnaturels présumés", qui apportent tout un lot de nouveautés, parmi lesquelles ne plus se prononcer formellement sur la "supernaturalité" (ou véracité) des phénomènes. Débats sans fin, évêques dépassés par la piété populaire avant d’avoir pris une décision…et, surtout, risque d’enfermer l’Esprit-saint dans des cases. Le Vatican préfère des degrés, six catégories de phénomènes, du "Rien ne s’y oppose" à la "Déclaration de non-supernaturalité".
Prudence de l'Église
Ainsi l’Église choisit-elle la démonstration par l’inverse, en étant définitive que sur la fausseté de phénomènes "uniquement lorsque des signes objectifs apparaissent qui indiquent clairement une manipulation présente à la base du phénomène, par exemple lorsqu'un voyant présumé affirme avoir menti, ou lorsque des preuves indiquent que le sang d'un crucifix appartient au voyant présumé, etc." De la même manière qu’il est rationnel de croire, même si la raison laisse la place à la foi pour l’affirmer, un phénomène surnaturel ne peut pas être contraire aux lois de la raison mais demeure inexplicable, en l’état actuel des connaissances. "La grâce n’abolit pas la nature" dirait saint Thomas d’Aquin. Telle est aussi la règle pour la reconnaissance des miracles, comme à Lourdes où l’Église n’en a reconnu officiellement que 71.
Une telle prudence s’explique. Dans une tribune dans Le Monde, le même Jean de Saint-Chéron note justement qu’ "eu égard au nombre d’affabulateurs et de simulateurs qui ont voulu exercer leur emprise sur des âmes en mal d’espérance au cours de l’histoire, l’Eglise fait bien d’y regarder à deux fois." L’Église n’a d’ailleurs jamais exigé que les fidèles adhèrent à autre chose qu’au Christ, "plénitude personnelle de la Révélation" comme le dit Vatican II. Benoît XVI explique ainsi, dans son exhortation Verbum Domini, à la suite de ses déclarations sur Fatima (cf. Le Message de Fatima) que les phénomènes surnaturels sont "une aide, qui nous est offerte, mais il n’est pas obligatoire de s’en servir. Dans tous les cas, il doit s’agir de quelque chose qui nourrit la foi, l’espérance et la charité, qui sont pour tous le chemin permanent du salut." (§ 14)
En affirmant cela, et en étant circonspecte sur les phénomènes surnaturels, la hiérarchie catholique essaye à vrai dire de tenir deux exigences liées à sa nature, rappelée pour commencer. L’Église a la magnifique mission, surtout dans un monde matérialiste, de dire à temps et à contretemps que l’Invisible est une réalité bien plus réelle et bien plus nécessaire que le visible. Mais en proclamant l’Incarnation du Verbe, la foi rappelle aussi que le monde tel qu’il va, ou pas, est aimé de Dieu, qui a choisi de se révéler à tous. Souvent par le biais fort paradoxal de pécheurs, et de faiblesse, matière première de l’Église. Les phénomènes surnaturels sont au cœur de cette tension, qui ne doit pas extraire le chrétien de la nature, mais lui permettre d’accueillir la grâce à travers elle.