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“Y a-t-il des catholiques dans la salle ?”

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Henri Quantin - publié le 08/01/25
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Faut-il être chrétien pour comprendre les grandes œuvres de la littérature et du théâtre chrétiens, comme le “Soulier de satin” ? Pas nécessairement, répond l’écrivain Henri Quantin, qui rappelle la réponse de Claudel à la question : “Il faut au moins avoir un certain sens du surnaturel”.

"Je n’y comprends rien. Y a-t-il des catholiques dans la salle ?" La question est posée par Éric Ruf, lors d’une répétition du Soulier de satin dont il propose actuellement à la Comédie française une version "courte" (sept heures de représentation au lieu de onze pour une intégrale). Ce jour-là, raconte le magazine du Monde, une expression de Claudel laisse les comédiens et leur metteur en scène perplexe : "reprendre son âme". Le journaliste rapporte l’épisode pour démontrer comment Ruf sait "désamorcer les moments de tension avec une blague". Blague pour détendre l’atmosphère, soit, mais on s’étonne que seul un catholique soit supposé capable de répondre. La fréquente confusion entre le culturel et le cultuel n’est pas loin. Compréhension n’est pas adhésion. En principe, nul besoin de croire en la présence réelle pour comprendre l’article "transsubstantiation" du Dictionnaire philosophique de Voltaire.

Un certain sens du surnaturel

Faut-il être chrétien pour entrer dans l’univers du Soulier de satin ? La question fut posée à Claudel lui-même par Jean Amrouche, au cours des précieux entretiens radiophoniques de 1951, devenus un livre sous le titre de Mémoires improvisés. Dans un premier temps, Claudel semble répondre par une boutade : nul besoin d’être chrétien, affirme-t-il, mais il est nécessaire d’être claudélien. Une comparaison avec l’épopée précise ensuite sa pensée : "Pas plus que pour entrer dans Homère, il n’y a besoin de croire aux différents dieux et aux différents pouvoirs surnaturels qu’il fait marcher sur la scène, mais il faut au moins avoir un certain sens du surnaturel, un certain sens des grandeurs morales, des grandeurs providentielles qui se mêlent continuellement aux affaires humaines." C’est ce sens du surnaturel qui peut faire défaut, ajoute-t-il, à des esprits pourtant distingués. Et de citer Paul Valéry qui demandait s’il pouvait y avoir quelque chose de plus ennuyeux que L’Iliade. Ce à quoi Gide, frappé à cette période-là de la même cécité surnaturelle, répondit : "Oui, il y a La chanson de Roland !"

Il est amusant de se souvenir que Gide, après un repas avec Claudel en 1905, nota dans son Journal : "À coups d’ostensoir, il dévaste notre littérature." Le critère qui sous-tend le rejet de La chanson de Roland amènerait toutefois à une dévastation autrement plus radicale. Sans acceptation d’un enjeu surnaturel et d’une possible grandeur de l’homme, exit les tragiques grecs, Dante, Shakespeare, Bossuet, Pascal, Dostoïevski, Rimbaud… De là l’intérêt d’être claudélien, y compris quand on n’est pas chrétien. "Même pour le simple vol d’un papillon, tout le ciel est nécessaire", disait Claudel.

"Reprendre son âme"

Quant au sens de "reprendre son âme", une relecture rapide du Soulier de satin ne nous a pas suffi pour retrouver la trace de l’expression dans la pièce. Faute du contexte, nous nous contenterons d’une évidence que la blague d’Éric Ruf ne peut cacher : la pièce de Claudel serait amputée d’un de ses enjeux majeurs si on ne pouvait pas perdre son âme et, par la suite, tenter de la retrouver ou de la reprendre. Le langage courant parle bien de "reprendre ses esprits" : revenir à soi, après avoir perdu connaissance. L’œuvre de Claudel est plus que tout une entreprise de réconciliation ; pour nombre de ses personnages, la plus grande aventure est de se réconcilier avec son âme.

"Reprendre son âme." Cela peut aussi être nécessaire parce que quelqu’un vous l’a prise et qu’il faut lutter contre lui. Sur ce point, catholiques ou non, les comédiens pourraient commencer par chercher une réponse dans l’histoire du théâtre français, né dans les églises comme une excroissance de la liturgie. En témoigne une de nos plus anciennes pièces conservées, Le Miracle de Théophile, écrite par Rutebeuf au XIIIe siècle. Le clerc Théophile, privé de sa charge par son évêque, fait un pacte avec le diable pour retrouver sa place. Le pacte est scellé par une lettre signée de la main de Théophile, mais, pris de remords, le clerc se tourne vers la Vierge, qui arrache à Satan la lettre funeste. Ainsi reprend-elle au diable l’âme de Théophile.

"Vierge mère, je vous donne mon soulier !"

Prendre une expression figurée au sens propre est souvent éclairant. Le théâtre, qui vit d’incarnation et de spatialisation, en était particulièrement témoin au Moyen-Âge, quand il entendait transmettre la foi par les images plus encore que par la parole. Claudel ne l’oublie pas, quand son héroïne Prouhèze adresse cette prière inhabituelle à la Vierge :

"Alors, pendant qu’il est encore temps, tenant mon cœur dans une main et mon soulier dans l’autre,
Je me remets à vous ! Vierge mère, je vous donne mon soulier !"

Ainsi Prouhèze espère-t-elle ne s’élancer vers le mal qu’avec un pied boiteux. L’image semble assez frappante pour qu’il ne soit pas nécessaire, espérons-le, d’interrompre la représentation pour demander à un catholique d’expliquer.

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