Ce qu’il y a de bien dans le catholicisme, c’est qu’en matière de liturgie, il y a toujours quelqu’un pour remettre une pièce dans la machine à polémiques. Ainsi du cardinal archevêque de Chicago, Blase J. Cupich, qui a relancé la question des modalités de la communion. Dans une note du 11 décembre 2024, il a critiqué les fidèles qui, par leur attitude personnelle, "attirent l’attention sur eux ou interrompent le flux de la procession". Sans être tout à fait explicite, il visait ceux qui ne se contentaient pas de s’incliner avant de communier : sous-entendu, ceux qui s’agenouillent. Passons sur les arguments justifiant l’imposition d’une norme unique pour la communion. Relevons simplement que sa position a suscité d’assez vives réactions, ce qui montre la sensibilité du sujet.
Il est vrai qu’on pourrait multiplier les anecdotes où des prêtres tentent d’imposer aux fidèles une manière de communier — depuis "Pour faciliter le mouvement de communion, il est préférable de se diriger vers tous ceux qui distribuent la communion et pas seulement vers les prêtres", jusqu’à un "Que c’est laid ces langues !" en lieu et place de "Le corps du Christ" lancé à ceux communiant dans la bouche, en passant par "Je ne distribuerai la communion que dans la main" (et en forçant à la recevoir ainsi), sans oublier les décisions presbytérales et épiscopales imposant çà et là la communion dans la bouche.
Une variété d’attitudes pour communier
L’approche socio-historique verrait dans tout ceci une forme de cléricalisme bien inconscient, ou tout à fait conscient, les prêtres se considérant fort facilement comme des savants chargés d’éclairer des fidèles toujours engoncés dans leur individualisme et leur rapport magico-sacrale à la sainteté divine. Elle pourrait aussi estimer que cette nouvelle polémique traduit les tensions internes au catholicisme, puisque certains fidèles manifestent un positionnement générationnel et religieux en communiant (Yann Raison du Cleuziou, Une contre-révolution catholique. Aux origines de la Manif pour tous, Seuil, 2019). Mais elle pourrait aussi chercher à affiner l’analyse en observant très concrètement comment communient les catholiques — et l’on se fondera ici sur des observations toutes personnelles.
On dit souvent qu’existent deux manières de communier, dans la main ou dans la bouche. Mais c’est par trop réduire la chose à la modalité de réception de l’hostie. Prendre en compte tout ce qui se passe avant, pendant et après montre que les situations sont bien plus variées. D’abord, un fidèle peut volontairement privilégier un type de communicateur (celui qui distribue la communion), en faveur d’un prêtre ou d’un ministre ordonné, ou y être indifférent. Ensuite, en arrivant devant le communicateur (on laisse de côté les peu fréquents cas où la communion est distribuée à une rangée de fidèles se tenant à un banc de communion réel ou symbolique), le fidèle (les bras ballants, ou les mains croisées ou jointes devant lui ou dans son dos, ou les mains jointes au niveau du torse) peut avoir plusieurs attitudes : s’avancer jusqu’à communier ou, alors que le fidèle précédent communie, faire un signe de croix, incliner la tête, incliner le buste, génuflecter puis s’avancer pour communier, ou, alors que c’est son tour de communier, mettre un genou en terre ou s’agenouiller entièrement.
La distribution de la communion est tout aussi variable. Le cas le plus simple est celui de la réception de l’hostie dans la bouche. La réception de l’hostie dans la main est variée : le fidèle peut recevoir l’hostie entre ses doigts présentés en pince, ou dans sa main, ou dans ses mains ouvertes se soutenant l’une l’autre. La communion peut alors se faire devant le communicateur, ou en rejoignant immédiatement le flot redescendant, ou être retardée, en se décalant alors sur le côté, en regardant devant soi, souvent en direction du chœur. L’ingestion se fait avec les doigts tenant l’hostie et la portant à la bouche ; ou avec la paume ayant reçu l’hostie, creusée et plissée pour faire glisser l’hostie vers les doigts afin de la porter à la bouche ; ou avec la main soutenant celle qui a reçu l’hostie, dont le pouce et l’index, parfois le majeur, servent à prendre l’hostie et à la porter à la bouche ; ou la bouche s’inclinant vers la main ayant reçu l’hostie pour la gober. La communion peut être suivie de rituels : signe de croix, inclinaison de tête, inclinaison, avant que le communiant ne regagne sa place en s’insérant dans le flux de retour.
Les jeunes fidèles communient plutôt dans la bouche
Il y a donc une combinatoire de la communion, dont il est difficile de tirer des certitudes. Car, comme n’ont cessé de le rappeler les historiens de la pratique religieuse (Gérard Cholvy et Yves-Marie Hilaire à la suite de Gabriel Le Bras et du chanoine Fernand Boulard), il est difficile d’inférer des croyances à partir des pratiques. Malgré tout, on peut exploiter les éléments qui catégorisent grossièrement les fidèles (âge, composition familiale, catégorie sociale…). On constate alors que les fidèles communiant dans la bouche ont majoritairement moins de 60 ans. Si on estime que leur pratique religieuse est demeurée constante depuis leur enfance, leur socialisation religieuse s’est donc consolidée à la fin des années 1970 et après, lorsque la recomposition du catholicisme français selon l’interprétation néo-intransigeante de Vatican Ⅱ par Jean Paul Ⅱ s’imposait peu à peu — notamment par vidange et non reproduction familiale des catholiques transigeants.
Cela pourrait expliquer leur expression plus "dévote" ou plus "sacrale" de la communion, qui se retrouve largement, mais pas majoritairement, chez des fidèles plus jeunes, et qui demeure minoritaire — de 5 à 40% des fidèles selon les temps et les lieux. On constate aussi qu’il existe des cultures familiales de manières de communier, mais qu’elles sont loin de s’imposer de manière univoque, pour des raisons variables — il ne faut par exemple jamais négliger les enfantines affirmations provocatrices : "Quand je serai grande, je communierai dans la main", ni les divers itinéraires de socialisation religieuse. On constate encore que les façons de communier, pour chaque individu, évoluent dans le temps, pour des raisons assez variables — user de son corps pour susciter en son esprit une attitude spirituelle, faire face à des incapacités physiques, devoir tenir quelqu’un par la main ou dans ses bras…
Chacun fait comme il veut
De tout ceci, que conclure ? Que la communion, devenue après Vatican Ⅱ un des cœurs dévotionnels de la piété catholique avec sa massive généralisation lors de l’assistance à la messe (plus de 80% des fidèles communient désormais), est en même temps devenue un élément de la dévotion populaire au sens le plus élémentaire du sens : une pratique que les fidèles investissent à leur gré et de leur manière pour y introduire le sens qui leur convient sans vraiment se soucier de ce qu’en pensent les ministres cultuels, si ce n’est pour protester contre eux lorsqu’ils entendent imposer leur norme. Bref, le catholicisme est bien entré en modernité tardive, où tout un chacun fait comme il veut tel qu’il le sent quand il l’entend. Mais faut-il s’en étonner, puisque la finalité même de Vatican Ⅱ était de désossifier les pratiques héritées afin d’inciter les fidèles à investir personnellement par leur participation active leurs rites et croyances ? Comme quoi, il ne faut jamais donner la parole et le pouvoir au peuple : car il les prend, et on ne sait jamais ce qu’il en fait.