Joyeux dans la frilosité de l’aurore timide du premier jour d’une nouvelle année de grâce donnée par Notre Seigneur, nous pointons le nez sur le pas de la porte après une nuit courte durant laquelle les vœux échangés, partant du cœur ou plus formels, ont réchauffé les amitiés engourdies et silencieuses. Il s’agit d’heures où tout bascule, où s’annoncent tant d’espoirs et de projets, ce moment si ténu et fragile défini ainsi par le poète Philippe Jaccottet : "Mais déjà, par l’appel le plus faible touchée, l’heure d’avant le jour se devine dans l’herbe" (L’Ignorant, "L’Hiver").
Le bilan n’est pas vraiment tendre
Tandis que nous attendons la première lueur, il est temps encore de jeter un regard en arrière, tout en soupirant pour un avenir riche de surprises et de petites consolations. Janvier est l’instant où tout gémit et tout craque sous le souffle des vents, le poids de la neige. La nature retient son souffle et s’emmitoufle comme elle peut. Nous-mêmes, nous procédons ainsi, rassemblant les forces éparses, nous penchant sur les échecs et les réussites en amont, tendus vers des rêves à achever en aval. Le bilan n’est pas vraiment tendre si nous sommes suffisamment honnêtes en face de notre besace remplie tout au cours de l’année précédente. À la charnière des années 1834-1835, le jeune poète Maurice de Guérin confie à son journal :
Ma vie intérieure ressemble assez à ce cercle de l’enfer du Dante, où une foule d’âmes se précipitent à la suite d’un étendard emporté rapidement. La multitude de mes pensées, foule agile et tumultueuse sans bruit, comme les ombres, s’emporte sans repos vers un signe fatal, une forme ondoyante et lumineuse, d’un irrésistible attrait, qui fuit avec la vitesse des apparences incréées. Guide menteur, sans doute, car sa fuite est trop séduisante pour ne pas attirer mon âme dans quelque piège cruel ; mais, quoi qu’il en arrive, je cède au leurre. Comme un enfant en voyage, mon esprit sourit sans cesse à de belles régions qu’il voit en lui-même et qu’il ne verra jamais ailleurs. (Le Cahier Vert).
Malgré l’attrait que présente une année toute neuve, il est bon de ne pas se laisser berner en courant aveuglément après toutes sortes de projets plus irréalistes les uns que les autres. Nos passions et nos émotions nous jouent des tours et nous empêchent de demeurer avec la tête froide même si l’air est glacé : nous nous échauffons facilement et nous échafaudons de multiples châteaux de cartes enveloppés sous le terme rassurant de "bonnes résolutions". Nous savons pourtant ce que cela vaut à moyen terme : tout est rapidement englouti par notre impatience, notre paresse et par le constat que l’utopie n’est point la réalité.
Entendre ce qui a du prix
L’enthousiasme des premiers jours de l’année retombe souvent comme un soufflé sorti trop tôt du four alors que les invités ne sont pas encore installés autour de la table : il ne rencontre rien de concret en face de lui et il se précipite ainsi dans le vide. Pour éviter de s’égarer, ou simplement de perdre son temps, il est bon de s’accrocher à ce qui mérite d’être de véritables bouées : la relation contemplative avec Dieu ; la consommation boulimique de ses sacrements pour être pardonnés et pour se nourrir intérieurement ; l’entretien des grandes amitiés humaines qui aident à grandir ; le devoir d’état accompli avec persévérance et attention ; la découverte de la beauté dans la Création et dans les œuvres des mains humaines.
Il faut faire silence pour entendre ce qui a du prix et qui n’est jamais tonitrué dans les médias.
Et puis, il faut faire silence pour entendre ce qui a du prix et qui n’est jamais tonitrué dans les médias : les mots qui ont du poids sont rares et ils se perdent dans la rumeur du monde. Comme le dit admirablement le poète Saint-Pol-Roux, "les voix dans le désert sont les seules qu’on entende/ comprenne, les autres vous mettent des sons dans l’oreille, celles-ci vous mettent un enfant sous les yeux" (En ramassant des galets sur ma grève). Lorsque de telles paroles parviennent jusqu’à nous, nous sommes saisis, à condition de laisser l’espace pour qu’elles nous pénètrent. La rencontre avec de telles voix nous bouleverse à jamais.
Chaque jour, un grain d’encens
Nous avons besoin de ces références, bien éloignées des discours officiels et formels, des bavardages politiques et journalistiques, du verbiage ecclésiastique, des discussions de comptoir, des échanges de médisances et de calomnies. Nous récoltons ce miel dans les Saintes Écritures, dans les écrits des mystiques et des saints, dans quelques ouvrages de littérature, dans les opuscules de poésie. Il ne remplit pas une multitude de pots, mais il permet de traverser l’hiver de nos existences, en période de disette spirituelle et intellectuelle. Chaque cuillerée absorbée est un élixir de vie contrairement à tous les mots inutiles proférés par les voix envahissantes. Les mots, comme les hommes, peuvent être fatigués, et ils le sont à cause de nous. Bien droits sur le pas de notre porte à la naissance de l’année, nous pouvons nous engager à n’utiliser nos paroles que pour le vrai, le beau et le bien.
Certes, une telle promesse risque d’être trahie plus d’une fois, mais au moins le souvenir de notre vœu pourra-t-il, à chaque embûche, nous ramener sur la piste. Une année réussie sera celle qui aura laissé la place pour un halo d’infinité, malgré toutes nos réticences et nos trahisons. Sinon, ce serait comme une fleur sans parfum, comme une de ces roses répandues aujourd’hui dans le commerce en gros : belle apparence, sans odeur, et se flétrissant aussitôt. Prendre soin de mettre dans nos jours de 2025, chaque jour, un grain d’encens, un son de cloche d’angélus. Ainsi l’infini de Dieu entrera-t-il dans notre fini humain et le transformera-t-il, lui donnant du goût et, en ricochet, nous donnant le goût de vivre pleinement.
Embrasser le combat intérieur
Choisissons soigneusement ce dont nous nourrissons notre intelligence et notre âme. À une époque où beaucoup sont si soucieux de connaître la qualité de ce qui remplit leur assiette, il est attristant de constater qu’une exigence identique ne s’applique guère à ce qui devrait construire la vie intérieure. Dans ce cas, la nourriture, quand nourriture il y a, est plutôt industrielle et bourrée de poisons. Le sens de l’effort et du sacrifice a disparu en grande partie, ne se trouve plus comme un réflexe naturel, pourtant si présent chez nos aïeux. Nous sommes de constitution spirituelle affaiblie par trop de confort, d’habitudes, d’influences extérieures manipulatrices. Il faut accepter cette constatation, et, ensuite, réagir, embrasser de nouveau le combat intérieur qui est toujours une guerre comme son nom l’indique. Au seuil de l’année qui naît, nous ne pouvons pas être prophètes pour ce qui est de la marche du monde, mais nous sommes en charge de la direction que nous prendrons personnellement. L’espérance est notre sourire, y compris dans l’épreuve et dans le malheur.