Le poète suisse Philippe Jaccottet est mort à l’âge de 95 ans le 24 février dernier. Il sut redonner une simplicité dans l’émotion à une poésie égarée en érudition ou en postures avantageuses.
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En France, il n’y a sans doute qu’une façon pour un poète de faire un peu parler de lui : mourir. Dans les grands quotidiens, la présence de la poésie se distingue peu de la nécrologie. Mort le 24 février 2021, à 95 ans, Philippe Jaccottet n’aspirait peut-être pas à une autre place, lui qui écrivait que « toute poésie est la voix donnée à la mort ». Il ne briguait en tout cas aucun honneur officiel.
Au XVIIe siècle, le poète voisinait les rois. Il était courtisé tout autant que courtisan. Les choses changèrent au XIXe siècle, quand les romantiques associèrent poésie et révolte. Naquirent alors les deux figures quasi mythologiques qui traînent encore ici ou là : le poète guidant le peuple, comme un prêtre et prophète de substitution ; le poète maudit, tirant sa légitimité d’être méprisé par les bourgeois. Les deux clichés, parfois réunis, offraient les deux versants du même rêve d’un sacerdoce littéraire : un poète tantôt écouté par les foules, tantôt crucifié par les tenants de l’ordre établi.
Attentif et discret
Philippe Jaccottet, plus que tout autre, eut l’immense mérite de sortir la poésie de ces deux ornières nées du XIXe siècle, dans lesquelles elle s’enlisait encore quand il commença à écrire. Il tourna la page du clinquant ésotérique et du message partisan, du « stupéfiant image » des surréalistes et du « plus jamais ça » des professionnels de l’engagement. Ces deux ornières demeurent hélas bien souvent les seules images de la poésie dans les collèges de l’Éducation nationale : le jeu des cadavres exquis comme alternative au goûter de fin d’année ; les mots comme des armes contre les gendarmes et les curés. Prévert, qui cumulait les deux tares, restera pour bien des élèves le seul héros de cette réduction de la poésie aux jeux de mots et aux combats du nouveau conformisme.
Avec Jaccottet, la poésie ne revendiquait la première place ni dans les salons, ni sur les pavés, ni même dans les jardins d’enfants. Elle n’avait d’autre ambition que d’aider à habiter le monde en locataire attentif et discret, et non en propriétaire blasé et bruyant. La possession du monde, telle est la tentation et telle est l’impasse, nous dit Jaccottet :
« Qui chantait là quand notre lampe s’est éteinte ?
Nul ne le sait. Mais seul peut entendre le cœur
qui ne cherche la possession ni la victoire. »
Aussi Jaccottet préférait-il l’ignorance dépossédée à la science arrogante et ivre d’elle-même. Le poète ne maîtrise ni ne contrôle rien. Il se garde d’une connaissance de la nature qui autoriserait à l’asservir brutalement :
« Plus je vieillis et plus je croîs en ignorance,
plus j’ai vécu, moins je possède et moins je règne. »
Une métaphysique en mode mineur
À ce stade, la poésie est une métaphysique en mode mineur. Elle est la quête d’une présence qui exclut les trompettes de la renommée et les tambours militants, les mouchoirs dégoulinants et les banderoles triomphantes. Elle tue dans l’œuf toutes les caricatures. En refusant, comme Verlaine, « tout ce qui pèse ou qui pose », Jaccottet sut redonner une simplicité dans l’émotion à une poésie égarée en érudition ou en postures avantageuses. Il trouva, dans la modestie du tâtonnement, une parole qui s’affranchissait du langage courant utilitaire, sans jamais s’enfermer dans l’hermétisme. Car il s’agissait pour lui, non de fuir dans un ailleurs lointain, mais, selon la belle formule de Jean Starobinski, de « ne rien laisser échapper de ce qui est à portée de voix ».
Sa Prière entre la nuit et le jour s’achève sur une intention qui ancre la poésie dans l’humilité d’un effacement…
À portée de voix et non à portée de « sa » voix : l’attention véritable, que Jaccottet avait apprise chez Simone Weil, ne va pas sans un silence du « moi » envahissant, pour tenter de « parler avec la voix du jour ». Aussi sa poésie est-elle plus encore expérience spirituelle que questionnement métaphysique : « L’attachement à soi augmente l’opacité de la vie », écrivit-il, pour mieux faire taire ce qui pourrait obstruer l’œil fragile de l’émerveillement. Sa Prière entre la nuit et le jour s’achève sur une intention qui ancre la poésie dans l’humilité d’un effacement :
« Pour que l’aurore, avec sa tendresse tenace,
Pour que l’entrée de la lumière au ras des monts,
Comme elle éloigne la lune légère, efface
Ma propre fable, et de son feu voile mon nom. »
Le silence de la fin
La mort de Philippe Jaccottet va-t-elle dévoiler légèrement son nom ? Peut-être, au contraire, le plongera-t-elle plus encore dans l’anonymat, auquel le monde du ricanement et de la communication condamne le poète, surtout quand il a consacré sa vie à se demander « Qui chante là quand toute voix se tait ? » Peu importe au fond, car la fécondité de l’effacement, pour « laisser à l’insaisissable sa part », est peut-être la plus belle leçon de Jaccottet. L’essentiel est que le chant survive à son auteur et que soit entendu l’appel final de Que la fin nous illumine. Ce poème, que son titre destinait à prendre une valeur testamentaire, demande aussi à être suivi du silence qu’exige toute oraison :
« L’effacement soit ma façon de resplendir,
La pauvreté surcharge de fruits notre table,
La mort, prochaine ou vague selon son désir,
soit l’aliment de la lumière inépuisable. »
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